En Ethiopie au Royaume du Prêtre Jean
JEAN-LOUIS TREMBLAIS Publié Le mythique royaume du Prêtre Jean fascina l'Occident pendant tout le Moyen Age. Jusqu'à ce qu'on l'identifie avec l'Ethiopie chrétienne du Négus. Celle des églises de pierre et des îles-monastères, terre de légendes et de miracles.
Le soleil se lève sur le lac Tana, mer intérieure de l'Ethiopie et réservoir naturel du Nil Bleu, avant qu'il poursuive sa route vers l'Egypte via le Soudan. Activité minimale. Seules rencontres humaines : quelques pêcheurs manœuvrant ou somnolant sur leur tankwa, esquif en papyrus qui remonte aux pharaons. Sur la trentaine d'îles que compte cet immense bassin de 3 500 kilomètres carrés, la plupart sont occupées par des communautés monastiques. C'est le cas de celle qui nous intéresse aujourd'hui, Tana Kirkos. Aisément reconnaissable à sa végétation luxuriante (1), elle s'offre à nous après trois heures de navigation. Deux moines ascétiques et hiératiques, drapés dans une cotonnade, attendent les visiteurs à l'embarcadère. Interdite aux femmes, l'île-monastère héberge 150 religieux, qui vivent ici en autarcie, coupés du monde. Les deux cicérones enturbannés nous guident vers l'église, juchée sur un sommet. Là, un vieux prêtre nous impose sa croix de main, qu'il faut toucher trois fois, sur le front, la bouche et le menton. Se présente ensuite Abba (titre honorifique et respectueux donné aux hommes de Dieu) Wolde Gabriel, porte-parole et intellectuel du groupe. Avec lui commence un voyage dans le temps et les textes à donner le vertige.
Abba Wolde Gabriel nous explique d'un air docte, sans craindre les approximations et les aberrations chronologiques, que son monastère a abrité l'arche d'alliance pendant plusieurs siècles : «C'est Ménélik, le fils du roi Salomon et de la reine de Saba (notre Makéda), qui l'a emportée avec lui en quittant Jérusalem. Comme il est écrit dans la Bible, l'Arche est un coffre en bois et en or, construit par Salomon pour conserver les Tables de la Loi données à Moïse. Elle est restée chez nous huit cents ans avant d'être transportée à Axoum, où elle se trouve actuellement, dans l'église Sainte-Marie-de-Sion. C'est la raison pour laquelle chaque église d'Ethiopie possède un tabot (ou tsilet), qui est la réplique de l'arche sacrée, placée dans le saint des saints et que seuls les clercs peuvent approcher.» Pour mieux convaincre, il nous mène ensuite vers trois pierres dites gomer, où les anciens Hébreux pratiquaient l'abattage et le sacrifice des animaux (2). Mais ce n'est pas le seul motif de fierté de Tana Kirkos. Lors de la fuite d'Egypte, la Sainte Famille y aurait séjourné trois mois. La preuve ? Les empreintes laissées sur un rocher par les pieds de Marie et les sabots de son âne, qu'Abba Wolde Gabriel nous montre avec un sourire triomphant...
Nul doute n'est possible : nous sommes bien au royaume du Prêtre Jean, terre de miracles et de légendes. Pendant tout le Moyen Age, cette contrée mythique fit rêver l'Europe chrétienne, jusqu'à ce qu'on finisse par l'identifier à l'Abyssinie, à l'aube de la Renaissance. Tout commence par une lettre, en 1165. Ecrite en latin et signée d'un certain Prêtre Jean, elle est adressée à Manuel Comnène, empereur de Byzance, à Frédéric Ier Barberousse, et à Louis VII, roi de France. Elle fait état d'un royaume chrétien situé «aux Indes, au-delà de la Perse et de l'Arménie», en butte aux incursions des infidèles et réclamant l'aide des Francs. Sa description a de quoi enflammer les imaginations et exciter la cupidité : «L'or et l'argent s'y trouvent en abondance et aussi les pierres précieuses: émeraudes, jaspe, rubis, sardoines, escarboucles; toutes ont des pouvoirs magiques.» Y vivraient des animaux fabuleux : griffons, dragons, phénix, entre autres... En cette époque de croisades, les souverains européens mesurent l'intérêt d'une alliance avec cet homologue partageant la même religion et qui pourrait prendre l'ennemi sarrasin à revers, créant un double front, l'étau du Christ !
Dès lors, les supputations et les hypothèses se multiplient pour localiser Prêtre Jean, ses richesses et ses armées. En 1177, le pape Alexandre III rédige une réponse à «Johanni illustri et magnifico Indorum Regi» (« Jean, illustre et magnifique roi des Indes »). Des émissaires, mi-explorateurs, mi-aventuriers, sont dépêchés sur les chemins d'Orient. Partout où l'on signale la présence de chrétiens (notamment des nestoriens) derrière les lignes de l'islam : en Arménie, en Perse, en Chine. En vain. Pourtant, ledit royaume existe bien, mais plus au sud, au-delà des pyramides et d'Assouan, dans cette Afrique qu'on ne connaît pas encore, continent supposé sauvage et hostile. Il s'est constitué au pays de Pount, sur les hauts plateaux d'Abyssinie, à 2 500 mètres d'altitude, là où les âmes tutoient le ciel. A l'écart d'un Occident jugé impie, dont les messagers sont malvenus, sinon maltraités...
En effet, si, depuis le IVe siècle et la conversion du roi Ezana, l'Ethiopie est chrétienne, elle fait bande à part. En 451, au concile de Chalcédoine, les Pères de l'Eglise se sont gravement querellés sur la nature du Christ. La majorité a décidé qu'elle serait duale : à la fois humaine et divine. Les partisans du monophysisme (selon lequel Jésus est purement et seulement divin) ont été repoussés dans l'hérésie. Parmi eux, les représentants de l'Eglise d'Egypte, à laquelle était alors rattachée celle d'Abyssinie (3). Monophysites déclarés et convaincus (ils le sont toujours et ne plaisantent pas avec la doctrine !), les Ethiopiens ont donc suivi leur propre voie, l'isolement géographique renforçant les divergences théologiques. L'évangélisation s'est accentuée (jusqu'à se généraliser) au VIe siècle avec l'arrivée de neuf saints syriens et le développement du monachisme. Et au XIIe siècle, au moment même où l'Occident édifie ses cathédrales tout en rêvant du Prêtre Jean, un monarque d'Abyssinie, Lalibela (1172-1212), entreprend dans sa capitale Roha la construction de ce qu'il appelle sa « Jérusalem de pierre ». Onze églises excavées et ciselées à même la roche, séparées par un canal (asséché neuf mois sur douze) lui aussi creusé et nommé... Jourdain ! Un site unique en son genre, dont l'édification demeure une énigme pour les archéologues.
Il est vrai que le lieu (rebaptisé aujourd'hui Lalibela en hommage à son fondateur) frappe de stupeur. Par quel procédé et avec quel outillage ces églises monolithes, aux intérieurs sculptés (nefs, arcs, voûtes, piliers, coupoles, plafonds), reliées par des tunnels et des tranchées, ont-elles surgi de ce paysage minéral et désolé ? De là à y voir la main du Créateur, il n'y a qu'un pas et les Ethiopiens, qui sont animés d'une foi pure et simple, le franchissent allègrement ! Tous les prêtres interrogés sont formels : «Lalibela est plus qu'un roi, c'est un saint. Tout juste né, son berceau fut recouvert d'un essaim d'abeilles et sa mère s'écria: "Lalibela!", ce qui signifie "Les abeilles reconnaissent sa souveraineté!". C'est ainsi qu'il prit son nom. Suite à une tentative d'empoisonnement de son frère régnant et jaloux, il tomba dans le coma pendant trois jours et en sortit indemne. En vérité, il passa ces trois jours dans les sept cieux avec les anges, où il reçut sa mission divine. Après, Lalibela s'exila à Jérusalem qui n'était pas encore tombée aux mains de Saladin. Quand il revint, son frère abdiqua en sa faveur et il décida de construire une nouvelle Jérusalem, d'après les plans qu'il avait ramenés de Terre sainte. Il lui fallut vingt-quatre ans seulement! Le jour, les hommes travaillaient; la nuit, les anges continuaient.»
Devant ce mystère, certains auteurs ont élaboré une autre théorie. Plus prosaïque, mais non moins stimulante pour l'imagination. Selon Graham Hancock, qui s'appuie sur l'œuvre de Wolfram von Eschenbach (le Chrétien de Troyes germanique), Lalibela aurait pu nouer des contacts avec l'ordre des Templiers à Jérusalem. Les chevaliers lui auraient livré leur secret (la méthode de construction des cathédrales, qu'ils tenaient de Bernard de Clairvaux, leur soutien et modèle) en échange de la localisation de l'arche d'alliance. D'où la présence de croix pattées (l'emblème des Templiers) sur et dans l'église Beta Maryam, la plus raffinée et la plus recherchée de Lalibela. Pourquoi pas ? A mythe, mythe et demi...
En dépit des revers et des échecs, la quête du royaume paradisiaque ne cessa jamais de fasciner l'Occident chrétien. Surtout les Portugais, peut-être plus croyants (ou plus avides) que les autres. C'est Pedro de Covilham, porteur d'une missive du souverain portugais en 1490, qui établit finalement la relation entre le Prêtre Jean et le Négus, empereur d'Ethiopie. Un demi-siècle plus tard, son compatriote Francisco Alvarez publie une relation de voyage qui fait grand bruit : «Véritable description du pays du Prêtre Jean». Parallèlement, Lisbonne envoie un corps expéditionnaire (4) pour repousser - victorieusement - les envahisseurs musulmans, venus de la côte. Mais les soldats ne débarquent pas seuls. Le goupillon n'est pas loin de l'arquebuse. Frayant dans le sillage de la troupe, les Jésuites portugais - puis espagnols - réussissent à convertir au catholicisme deux monarques éthiopiens. Le premier sera assassiné ; le second devra abdiquer face aux insurrections populaires et à la fronde du clergé local. Son successeur, Fasilades (qui régna de 1632 à 1667), comprend la leçon : il rétablit le credo traditionnel de l'Eglise éthiopienne, expulsemanu militari les missionnaires de tout poil (s'autorisant quelques lapidations et autres déplaisantes agaceries au passage), et ferme le pays aux étrangers pour plusieurs siècles...
De ce Fasilades, qui fut un grand roi, il reste sa capitale, Gondar. Une cité impériale bâtie au pied du massif du Siemen, assez loin du littoral islamisé pour la sécurité, assez proche du lac Tana et de ses monastères, pour la spiritualité. Sis au milieu d'une enceinte fortifiée, son palais de mortier en pierres grises, muni de créneaux, d'un donjon et de tours d'angle, évoque furieusement nos châteaux forts. N'étaient les jacarandas en fleur et la cage aux lions (qui servit jusqu'au XXe siècle, sous Hailé Sélassié), on se croirait chez quelque hobereau portugais. Signe que la greffe n'avait pas été totalement rejetée, au moins sur le plan architectural. Partiellement détruits par les bombardements de la Royal Air Force en 1941 (5), les différents palais - même en ruines - donnent une idée du faste qui devait régner à la cour. En ce temps-là, Louis XIV avait Versailles, Fasilades avait Gondar. Le mythe s'était évanoui en même temps que les Européens s'en fabriquaient un autre dans le Nouveau Monde. Mais le Prêtre Jean et son royaume lui survivaient...
(1) Au cours des trente dernières années, 90% de la forêt primaire a disparu, le bois étant utilisé par les Ethiopiens comme combustible et pour la construction.
(2) En fait, le christianisme éthiopien est fortement influencé par la religion mosaïque: circoncision, pratique du sabbat, interdits alimentaires. Quant à la langue liturgique et littéraire, le guèze, elle est d'origine sémitique, apparentée à l'hébreu, l'arabe et l'araméen. Le livre phare de la littérature éthiopienne, le Kebra Negast (livre des rois), écrit au XIVesiècle, ouvrage de circonstance et de propagande, a accrédité chez le peuple cette filiation, faisant de tous les empereurs d'Ethiopie (jusqu'au dernier d'entre eux, Hailé Sélassié, mort assassiné en 1975) des descendants du roi Salomon.
(3) Ce n'est plus le cas depuis 1959, date à laquelle elle est devenue autocéphale. Son chef a acquis le rang de patriarche et siège à Addis-Abeba.
(4) Un demi-millier d'arquebusiers arrivés en galion et commandés par Christophe de Gama, le fils de Vasco le navigateur. Cette troupe infligea une défaite aux musulmans en 1543, ce qui permit de sauver le royaume.
(5) Les Italiens, qui occupaient alors l'Ethiopie, y avaient établi leur quartier général.
ÉTHIOPIE~LE CARNET de VOYAGE
FORMALITÉS
Le visa touristique est délivré à l'aéroport d'Addis-Abeba. Prix : 17 €.
QUAND ET COMMENT Y ALLER ?
Entre octobre et mars, afin d'éviter la saison des pluies. C'est aussi une période fertile en célébrations religieuses, notamment celle de Timkat (Epiphanie), le 19 janvier. Ethiopian Airlines (www.ethiopianairlines.com) propose cinq fois par semaine des vols directs depuis Paris : à partir de 880 €. Lufthansa (www.lufthansa.com) assure des vols quotidiens pour Addis-Abeba (via Francfort) : à partir de 840 €.
ORGANISER LE SÉJOUR
Comptoir des Voyages (0.892.23.81.38 ; www.comptoir.fr) organise un séjour « Il était une fois en Abyssinie ». Voyage privé de 11 jours, à partir de 3 140 € par personne (minimum de deux participants), incluant : transport aérien international, déplacements en véhicule, guide culturel anglophone, logement en hôtels de catégorie standard (avec petits déjeuners). Voyageurs du Monde (01.42.86.16.60 ; www.vdm.com) offre un circuit « Ethiopie historique et montagne du Siemen ». Voyage privé de 14 jours, à partir de 4 500 € par personne (minimum de deux participants), incluant : transport aérien international et intérieur, déplacements en véhicule, guide culturel francophone, logement en hôtels de bon standing (pension complète).
SE LOGER ET SE RESTAURER
A Gondar : Goha Hotel (00.251.581.110.634 ; www.gohahotel.com). Bâti au sommet d'une colline qui domine la ville, cet ancien hôtel gouvernemental est en pleine restructuration. Privatisé en 2010, il est dirigé de main de maître par un manager éthiopien revenu au pays après les 25 ans passés aux Etats-Unis pour la chaîne Marriot. L'établissement est équipé d'un générateur, ce qui est bien utile dans un pays où les coupures de courant sont fréquentes. 66 chambres claires et propres, de 40 € la simple à 55 € la double. On peut dîner sur la terrasse en contemplant le ballet des oiseaux (l'Ethiopie fera le bonheur des ornithologues) au coucher du soleil. Compter 20 € par personne.
A Bahar Dar : Kuriftu Resort and Spa (00.251.116.623.605 ; www.kurifturesortspa.com). Le meilleur hôtel de la ville a lui aussi été racheté par des investisseurs privés. Il est géré par deux frères qui en ont conçu l'architecture et la décoration avec beaucoup de goût : 28 appartements de deux niveaux et couverts d'un toit de chaume, au milieu d'une forêt de manguiers. Les terrasses et la piscine donnent sur le lac Tana. Service de qualité et spa pour les amateurs éventuels. Entre 140 et 160 € en pension complète ; entre 115 et 140 € en demi-pension (petit déjeuner et dîner). Le restaurant propose un large choix et d'excellents poissons grillés (tilapia ou perche du Nil). Produits de qualité et chef de talent. On mange très bien pour 30 € par personne.
A Lalibela : paradoxalement, ce site hautement fréquenté est dépourvu d'hôtels de niveau international. Le plus décent est sans doute le Jerusalem Hotel-Lalibela (00.251.333.360.047 ; lastaierusalem@ethionet.et). Chambres entre 30 et 45 €. Restaurant correct sous un toukoul (habitation traditionnelle, circulaire et au toit conique).
À LIRE
Le Pèlerin secret, tome 1. Le Royaume d'une seule pierre, de Jean-Claude Guilbert, Presses de la Renaissance, 2010. Epopée médiévale qui retrace la quête du chevalier Souchet, chargé par le pape d'aller rencontrer le Prêtre Jean en Abyssinie. Superbement inspiré et remarquablement documenté, notamment sur les questions religieuses. Le Mystère de l'arche perdue. A la recherche de l'arche d'alliance, de Graham Hancock, Pygmalion, 1993. Enquête journalistique sur les tribulations de l'arche d'alliance, de Jérusalem en Ethiopie. L'Abyssin, de Jean-Christophe Rufin, Gallimard, 1997. Roman historique contant les aventures du médecin Jean-Baptiste Poncet, ambassadeur du Négus auprès de Louis XIV.
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