L'abbé Saunière et ses mystères
Par L'Express, publié le 29/07/1993
La pancarte «fouilles interdites» plantée à l'entrée de ce petit village de l'Aude n'a jamais réussi à refroidir les ardeurs des fanatiques du trésor de Rennes-le-Château. Un fantastique magot qu'aurait déniché l'abbé Saunière, curé du village à la Belle Epoque! Tout de même, le garde champêtre salue aujourd'hui un retour au calme, tout relatif. «Il y a dix ans, on n'hésitait pas à user de la dynamite; aujourd'hui, on échafaude des théories alambiquées à base d'ésotérisme et autres sciences kabbalistiques.»
Du coup, ce hameau, perché sur une colline entre Carcassonne et Perpignan, est devenu le catalyseur des plus grands mythes ésotérico-historiques: templiers, cathares, rose-croix, francs-maçons, sans compter quelques autres sociétés encore plus secrètes. Rennes-le-Château, 80 habitants, ne possède ni hôtel ni restaurant. Seul commerce du hameau, une librairie ésotérique, qui expose 104 ouvrages consacrés au mystère du lieu. Chaque année, 30 000 visiteurs font l'ascension de la colline. Une association municipale, Terre de Rhedae, a restauré le presbytère pour le transformer en musée. Mais il est bien difficile d'exposer une réalité historique aussi floue.
Tout commence en 1885, quand Béranger Saunière, jeune prêtre, arrive dans sa nouvelle paroisse. Le personnage n'est pas commun: ce monarchiste militant semble trop ambitieux pour ce trou perdu. Agacée par ses sermons, la République, qui n'a pas encore instauré la séparation entre l'Eglise et l'Etat, lui suspend son traitement. Vivant de la générosité de ses paroissiens, il peut même entreprendre quelques travaux de rénovation dans son église. C'est au cours de ces travaux qu'il va faire une découverte mystérieuse. Mais laquelle? Des parchemins, des reliques, des pièces d'or? Personne n'en saura jamais rien. Mais toujours est-il qu'à partir de cette date, aidé de sa servante et amie, la jolie Marie Dénarnaud, il multiplie les fouilles discrètes dans l'église. Le soir venu, on les aperçoit creusant des trous et déplaçant des tombes dans le cimetière voisin. A quel étrange ouvrage se livrent-ils nuitamment? Le curé ne tarde pas à s'engager dans des dépenses excessives: il rénove l'église de fond en comble, restaure le vieux presbytère et fait construire, à deux pas, la villa Bethania. Celle-ci, agrémentée d'un parc, d'une verrière et d'une tour-bibliothèque néogothique, apparaît comme le comble du luxe aux villageois. Les langues vont bon train. Au point que la hiérarchie catholique, alertée par le train de vie du curé, lui demande des explications. Qu'il justifie maladroitement. Le tribunal d'Eglise le condamnera pour trafic de messes: des dons qu'il aurait reçus en échange d'offices qu'il ne célébrait pas.
C'est aujourd'hui la seule version des faits admise par les sceptiques (il y en a), qui nient l'existence d'un trésor à Rennes-le-Château. «J'ai trouvé, dans les archives confiées par les habitants du village, des dizaines de milliers de reçus de messe. Un trafic, plutôt classique à l'époque, que Saunière avait simplement eu l'idée d'exploiter sur une grande échelle», assure Jean-Jacques Bedu, chef de file des démystificateurs. Impensable, répondent en choeur les partisans du mystère: l'abbé a dépensé plus de 660 000 francs or, soit 11 millions de nos francs. A 1,50 franc la messe, il lui aurait fallu trouver plusieurs centaines de milliers de «clients», ce qui n'était guère possible matériellement. D'ailleurs, Saunière fait appel, et le jugement est cassé par le Vatican. Etrange bienveillance...
Pour corser l'affaire, sa jeune servante et amie, Marie Dénarnaud, héritière des biens de Saunière, décédée en 1917, promet à Noël Corbu, qui lui achète en viager la villa Bethania: «A ma mort, je vous confierai un secret qui peut faire de vous un homme très riche.» Las, la vieille dame est emportée dans la tombe par une attaque. Avec son secret. La légende était née.
L'une des thèses les plus répandues et retenues aujourd'hui par l'écrivain Gérard de Sède, qui fut le premier à écrire sur le sujet, est celle d'un document dynastique concernant les Habsbourg et peut-être le Vatican. Un secret gênant qui aurait permis à Saunière de faire chanter la famille impériale autrichienne. A preuve, les visites d'un «Monsieur Guillaume» au fort accent germanique et qui n'aurait été autre que l'archiduc Johann de Habsbourg. Une thèse étayée par l'accusation d'espionnage qui pesa, un temps, sur Saunière, lorsque éclata la Première Guerre mondiale.
La piste Habsbourg connaît des variantes plus délirantes: dans le salon vieillot de la villa Bethania, Henri Buthion, qui possède et habite le domaine Saunière depuis vingt-sept ans, a eu le temps de faire le tour de la question. Ce monsieur très vieille France en arrive à la conclusion suivante (mais pas définitive): ce sont les attributs sacrés du Saint Empire (dont le casque de l'empereur Constantin, pas moins) que l'abbé aurait trouvés dans la crypte de son église. Pas étonnant que les Habsbourg se soient montrés reconnaissants envers le curé.
Comment diable ces symboles impériaux seraient-
ils arrivés à Rennes-le-Château? Par l'entremise de Sigisbert IV, le prétendu dernier rejeton des Mérovingiens, qui se serait réfugié dans la région et dont le tombeau aurait été trouvé par Saunière.
Les mêmes Mérovingiens sont au coeur d'une thèse encore plus extravagante exposée par trois Anglais qui ont fait de Rennes-le-Château leur fonds de commerce, avec trois énormes best-sellers traduits en 20 langues et autant d'émissions pour la BBC. Jugez plutôt: le Christ ne serait pas mort sur la croix et aurait terminé sa vie en filant le parfait amour avec Marie-Madeleine. De leur union (légitime, une petite consolation pour les catholiques) serait née la dynastie mérovingienne. Celle-ci, du même coup, devenait la seule lignée pouvant se prévaloir du droit divin. De quoi indisposer la plupart des familles royales d'Europe, mais aussi, on le comprend, l'Eglise. D'où l'intervention du Vatican et des Habsbourg, et la fortune subite du curé, dont il fallait acheter le silence. Elémentaire, mon cher Watson...
POUVOIRS SURNATURELS
Autre hypothèse, qui semble, en comparaison, un monument de rigueur scientifique, celle du trésor des Wisigoths: Rennes-le-Château se situe à l'emplacement de l'antique Rhedae, qui fut la dernière place forte de ce peuple barbare. Mais, avant de s'installer en Languedoc et en Espagne, les Wisigoths avaient fait le sac de Rome et y auraient trouvé le trésor du Temple de Jérusalem, rapporté quelques siècles plus tôt par l'empereur Titus. Thèse historiquement plausible et raisonnable mise en avant par l'association Terre de Rhedae. Raisonnable? A une supputation près: dans ce butin pouvait se trouver le mythique chandelier à sept branches en or massif et peut-être même l'Arche d'alliance contenant les tables de la Loi. Ces objets, outre leur valeur inestimable, seraient, tous les occultistes vous le diront, dotés de pouvoirs surnaturels. Oubliés les vulgaires chasseurs d'or, place aux aventuriers de l'Arche perdue! L'emplacement de ces pièces sacrées aurait été connu de groupements d'initiés, tels les cathares ou les templiers, qui en auraient eu, en quelque sorte, la garde. Pour faire bon poids, il ne restait plus qu'à enterrer aussi dans les parages le mythique Graal. On comprend dès lors que, outre diverses sociétés secrètes, une foule de gens illuminés ou peu recommandables, comme les nazis pendant la guerre, se soient intéressés de près à Rennes-le-Château. Sans oublier, bien sûr, les extraterrestres, dont les soucoupes volantes assureraient depuis la nuit des temps une garde aussi discrète que vigilante! Henri Buthion, bien placé pour faire une vaste synthèse des hypothèses les plus diverses et qui - c'est juré - n'a jamais vu un seul film de Spielberg, en est, en tout cas, persuadé. Et il n'est pas le seul.
Loi du genre ou magie des lieux? La plupart des exégètes, même les plus sérieux en apparence, en reviennent toujours à la même hypothèse: la région de Rennes-le-Château serait dotée d'une «géographie sacrée». L'un de ces «lieux où souffle l'esprit», réceptacle d'un grand secret. Et que Saunière, initié peut-être par son frère, prêtre lui aussi, et versé dans l'occultisme, aurait en partie approché (Huysmans est à la mode). Preuve, la symbolique de l'église: entièrement reconstruite par le curé dans le goût douteux de l'époque, elle traduirait, en fait, un message codé. Loge maçonnique pour les uns, templum rosicrucien pour les autres. Alain Ferral, le libraire, a même repéré dans le jardin avoisinant une seconde église: une sorte de réplique à l'envers de la première, qu'il décrypte sur la maquette patiemment reconstituée dans son atelier. Mais il n'en dit pas plus sur sa découverte...
Rien n'est simple: pour d'autres, la clef de l'énigme ne se trouverait pas dans l'église, mais... au Louvre, dans le tableau de Nicolas Poussin «Les Bergers d'Arcadie». Quels rapports avec le village de l'Aude? Aux yeux du chercheur exercé, ils sont évidents: le peintre du xviie siècle était lui-même membre de sociétés secrètes, et le fameux tableau, sujet à de nombreuses analyses. Sur la tombe peinte au centre de la toile, l'inscription «Et in Arcadia Ego» (Et moi aussi en Arcadie) figure également sur la stèle de la marquise de Blanchefort, que l'abbé Saunière avait déplacée dans le cimetière de l'église et cherché à effacer. Enfin, à 10 kilomètres de Rennes-le-Château, à Arques, se trouve une tombe, réplique presque exacte de celle du tableau. Plus troublant: l'arrière-plan dessiné par Poussin reproduirait les collines telles qu'on les voit depuis la tombe d'Arques. Même si cette dernière ne date que de la fin du siècle dernier, il n'en fallait pas plus pour y voir des signes.
Voilà quinze ans que Gérard Lacoste et Frédéric Pineau se passionnent pour l'affaire. Jeunes cadres bardés de solides diplômes, ils ont voulu, assurent-ils, rester à l'écart de la mythologie ambiante. Mais leur volonté de conserver une rigueur toute scientifique les a conduits, eux aussi, sur la piste d'Arcadie. Grâce à laquelle ils ont pu traduire des symboles maçonniques dans le paysage alentour. En correspondance directe et frappante, paraît-il, avec les constellations célestes. «Et bien plus encore», affirme Lacoste avec des lueurs dans les yeux. Car les deux jeunes chercheurs assurent avoir trouvé le secret de Rennes-le-Château, qu'ils ont déposé sous pli cacheté à l'Institut de France. Un trésor? On un objet sacré? «Une révélation fantastique», qu'ils promettent d'expliquer dans le troisième tome de l'ouvrage qu'ils publient à compte d'auteur sur le sujet. Pourquoi ne pas le dévoiler tout de suite? «Pour que les curieux essaient de trouver par eux-mêmes, à partir des indications données dans les deux premiers tomes. Un secret pareil se mérite!» répondent-ils.
Une riche Américaine, Elizabeth Van Buren, surnommée «la milliardaire» dans le pays, ne fait pas, elle, tant d'histoires. Le secret, elle l'a découvert et le livre sans détour: à l'entrée du village, une pancarte indiquant le Sacré-Coeur vous conduit par une route de terre sur un plateau aride. Une fontaine ornée de lions est entourée par un coeur formé de 333 roses (pas une de moins). Nous y voilà: Rennes est tout simplement le coeur de la planète. Les preuves? Un peu de patience: «De ce centre sacré se dégagera de plus en plus d'énergie positive. Et d'ici à un an se produira en ce lieu un événement surnaturel», promet-elle.
Pas étonnant dès lors que, des Habsbourg aux Mérovingiens, en passant, bien sûr, par le Christ, tant de héros se soient donné rendez-vous dans un village en apparence si modeste.
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