Sauver le monde par la tendresse
L’apocalypse serait donc prévue cette année.
Cette fois, ce n’est pas Paco Rabanne qui l’affirme mais une bande de joyeux drilles qui n’a pas trouvé mieux que de nous sortir un comput mexicain de derrière les fagots. Cette calculette exotique nous donnerait avec précision la date butoir du grand basculement (soit le 21 décembre 2012) à partir duquel typhons, raz-de-marée, éruptions volcaniques, retournement des axes polaires, continents engloutis et autres réjouissances auraient lieu avant l’anéantissement total de l’humanité. Le programme est en vente libre sur tous les bons sites ésotériques du Web et l’on y trouve un luxe de détails qu’il serait prudent, si vous êtes un adulte responsable, de prendre en considération.
Au prochain solstice d’hiver, the place to be est résolument au pic de Bugarach. Aux dernières nouvelles, le point culminant du massif des Corbières abriterait une base extraterrestre susceptible de vous retrancher, vous et votre famille, des cataclysmes qui s’abattront sur notre planète [1]. Hébergés par des survivants de l’Atlantide dans une soucoupe volante (voire, selon certaines sources, par des Mayas galactiques [2]), vous aurez le loisir de méditer sur l’idée fixe de David Vincent ou les thèses des frères Bogdanov. Si vous étiez, enfant, amateur de bastons cosmiques aux rayons laser, 2012 devrait vous ravir ; par comparaison, Dark Vador s’appellera cul-cul-la-praline. Les aliens avaient autrefois le bon goût de nous épargner ; la fin du monde n’appartenait qu’aux comics, à la littérature SF et aux superproductions en technicolor des vacances scolaires. Mais cette année, on innove. Inutile de se pelotonner sous les draps pour se soustraire aux attaques de monstres nocturnes, inutile de mettre en rewind la scène du film où tout explose, là, une seule et unique prise, 100% interactive, sera offerte sans lunettes spéciales. Nostradamus le garantit et même l’horoscope babylonien. C’est dire si l’on ne rigole plus. Entre l’astre Nibiru, avatar du dieu Marduk, qui devrait défoncer la planète Terre dans le courant de cette année et le pétulant François Hollande, élu président de la République par l’énergie du désespoir, il va falloir parer au plus atroce. Et ne comptez pas sur un éventuel lot de consolation.
« Les Français sont les champions du pessimisme » : les instituts de sondage colportent cette idée, répétée à l’encan sans la moindre preuve scientifique, des nano-enquêtes sur des micro-panels servant à valider cet étrange théorème. En décembre prochain, après l’apocalypse, un miraculé d’Ipsos ou de la Sofres, toujours possédé par le démon du marketing, surgira probablement des ruines de sa boutique et décrètera, dans une irrépressible pulsion, que les Français sont ramollis du genou ou chatouilleux des pieds. Un nouvel axiome se mettra alors en place et, homologué par l’air ambiant, deviendra une vérité incontestable. Le pessimisme des Français rejoindra dans l'inconscient la force des Turcs ou la connerie des balais et traversera de nouvelles générations. Il n’empêche que la fin du monde n’a pas été promulguée par des Français et que, selon des gens bien informés, l’OVNI de la rédemption se trouverait en France, quelque part dans le Midi. Alors, pouët-pouët camembert : si l’on est pessimiste, on a aussi de l’espoir.
Une question, cependant, me taraude : le monde étant ce qu’il est, mérite-t-il d’être sauvé ? Si ma nationalité m’oblige à répondre « non », ma conscience universelle m’incite à opiner du chef. Parce que dans la vie, il n’y a pas que des choses moches. Doug, par exemple, un corniaud abandonné dont l’absurde laideur a fait le tour du monde, est une boule d’amour de chien qui fait la joie de sa nouvelle famille. Le sémillant budwig [3] qui, une fois préparé, ressemble à un paquet de vomi, est une mixture dont les bienfaits vous ressusciteraient un mort. Et que dire de la tête de veau gribiche, du boudin créole ou du bon Vieux Boulogne [4] - triomphe de la puanteur - qui réjouissent les papilles les plus exigeantes ? Et les prodiges de la nature ? Cette petite larve poilue, par exemple, qui rampe sur une branche de fenouil en y laissant une traînée glaireuse ne cache-t-elle pas, en fin de compte, un majestueux papillon ?
Justement, les papillons. Dans les années cinquante vivait à Paris un homme singulier qui naviguait sans complexes dans les profondeurs sidérales du cosmos, proposant à ses pareils d’en goûter les promesses s’ils se ralliaient à sa confrérie. Robert Stern – qui se faisait appeler l’Ange Cyclamen par ses recrues – se flattait d’avoir été choisi par le Seigneur pour sauver le monde par la tendresse. L’objectif de sa mission était d’encourager les hommes à trouver l’âme-sœur afin que, raccordés par un même élan amoureux, ils puissent se transformer en papillons et s’envoler au firmament. Une armada d’anges (14 000 en tout) devaient les accueillir pour des noces éternelles dans leur nouvelle demeure - un astre invisible baptisé Cyclamen, ellipse aux sept soleils de la couleur du spectre flottant au large de Vénus, couvert de plantes mauves de 200 mètres de hauteur et situé à quelques 110 999 889 kilomètres de la Terre. Si aucune recherche astronomique n’est venue corroborer l’existence de cette planète du bonheur, le sage affirmait néanmoins pouvoir l’atteindre en 5 minutes et 23 secondes [5], agissant ainsi comme navette messagère entre l’homme et sa métamorphose, entre la Terre, usine à fabriquer de futurs anges et Cyclamen, repos céleste de la transformation achevée. Cette mue devait permettre à l’humanité de survivre à la fin du monde et de lui donner enfin un sens, tout d’amour et de concorde, vers une société mature – et éthérique - libérée de la méchanceté. La tendresse – ou quelque chose de similaire – serait le bouclier contre la déchéance et l’irréversible dégringolade humaines à condition : primo, d’avoir la main légère sur le sel (catalyseur de hargne et de malveillance) ; secundo, de traquer sans relâche son ou sa dulcinée ; tertio, de sensibiliser les autorités compétentes à l’immense bénéfice que pouvait susciter l’apaisement du monde, ou mieux, sa béatitude complète.
http://blog.sonuma.be/lange-cyclamen/
L’Ange Cyclamen et son escouade joignaient l’acte à la parole en battant le pavé parisien, distribuant aux passants tracts et précieux conseils : « Filez le coton ! Mes enfants, filez le coton ! », et encourageaient l’ONU à une prise de conscience sur l’urgente nécessité à passer de l’état de chenille à celui de papillon. Une leçon inaugurale de leur « Ecole de Tendresse » précisait les modalités du processus par le biais de conférences de presse, porte-à-porte, rassemblements dans la rue, diffusion de grigris à l’effigie de la doctrine France Absolutiste (ou « vérité suprême de l’amour »), pour hâter la fusion des corps, des esprits et des sentiments. Survie, sauvetage, délivrance et exode vers la planète heureuse formaient les maîtres-mots de leurs harangues où l’amour, au centre de tout mouvement ascendant, représentait le seul moyen de parvenir à quelque chose de vivable. Rien de bien nouveau sous le soleil, me direz-vous, la secte de l’Ange Cyclamen étant juste une variante ufologique du salut chrétien. Alors, à ce stade, le bon sens nous titille sur la question qui tue : qui, de Robert Stern ou de Jésus de Nazareth, est plus branquignol que l’autre ?
Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Si l’un est un doux dingue sans conséquence, l’autre est un va-t-en-guerre lucide qui, depuis deux mille ans, s’est laissé tondre la laine sur le dos. La machinerie a mouliné l’un des plus grands rebelles de tous les temps pour en faire un sirop, soit trop sucré soit trop collant. Et si Jésus, mon idole, était du genre déraisonnable, il est à parier que l’ange Bébert ne faisait frémir que les bigotes de son quartier. Mais leur message participe du même élan : monter d’un cran au-dessus du gorille, prendre sur soi, partager la soupe et être sympa (grosso modo et avec mille guillemets) en sachant qu’on y perdra toujours des plumes. N’oublions pas également que la dimension mystique de leur démarche respective possède infiniment plus de profondeur, de sublime et d’héroïsme qu’une quelconque servilité religieuse, acquise et confortable. La Grâce appelle les âmes libres et ardentes ; on n’y vient pas chercher son ticket numéroté, comme à la préfecture.
Le conjungo ultime de Cyclamen Stern serait plutôt un fabliau de pouponnière à côté des super biscottos évangéliques, mais il a le mérite de vouloir sauver le monde et d’y mettre de la bonne volonté. Je ne vois d’ailleurs pas ce que je pourrais reprocher à un type dont l’unique ambition est de trouver l’amour de sa vie et d’inciter les autres à en faire autant. Je le trouve même courageux, le gourou, d’insister sur la tendresse, l’affection, la chasteté et le bonheur, à l’heure où cinquante ans plus tard, j’apprends, effarée, que dans une station de ski de ma connaissance, une boîte échangiste élégamment nommée « La Trace Blanche » va bientôt ouvrir ses portes aux vacanciers d’hiver. Cette nouvelle me pousse à espérer le décollage d’autres rêveurs comme lui, qui parlent d’amour, de papillons et de planètes multicolores à la veillée des chaumières au lieu de nous bourrer le mou d’accessoires porno vendus en réunion Tupperware par des mères de famille affranchies (de quoi, au juste ?) « parce que y’a pas d’mal à s’faire plaisir » nous dit Jessica, un bambin sur les genoux, en examinant une culotte vibrante à 80 euros. Monter d’un cran…
Moi, j’ai envie que le monde soit sauvé. D’abord parce que j’ai des projets pour le reste de ma vie et que ça me chiffonnerait d’y mettre un mouchoir dessus, ensuite parce qu’il y a beaucoup de travail à abattre avant d’atteindre une véritable stature humaine. Et ne serait-il pas irresponsable de laisser ce chantier en plan ? Alors, PO-SI-TI-VONS : dépasser le stade de la culotte vibrante ne devrait pas poser de problème. Certes, je suis optimiste – cela fait juste 2 500 000 ans qu’elle nous rend complètement fous (comme le sparadrap sur le doigt du capitaine Haddock) mais tout de même, nous pouvons encore tabler sur l’espérance, et sur l’envie d’espérer. Sur la foi et la charité aussi. Et sur Robert Stern qui a dû rejoindre, d’un coup d’ailes scintillantes, les Chérubins et les Trônes au plus haut des cieux.
[1] ARGOUN, J. d’, Révélation sur le Mont Bugarach, Chante Merle, 2006.
[2] ARGÜELLES, J., The Mayan Factor : Path beyond Technology, Inner Traditions Bear & Company, 1987.
[3] Je tiens la recette d’un proche (qui préfère garder l’anonymat de peur de passer pour un beatnik) ; le budwig ou « crème de cent ans » inventé en Suisse par le Dr Budwig et diffusé par le Dr Kousmine est une bouillie bio constituée de céréales, de fruits, de yaourt, de graines moulues et d’huile de lin.
[4] Elu « France’s smelliest cheese » (2004) par l’université de Cranfield, Bedfordshire : http://www.telegraph.co.uk/news/ukn...
[5] BRETON, G., Les nuits secrètes de Paris, Crémille, 1970.
Photographie : REDON, O., Vieil ange, XIXe siècle, pastel et fusain sur papier, 51 x 36 cm, Musée du Petit Palais, Paris ;
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