////////// 23 avril 2012
LE REGARD MODERNE
Une librairie sans fard
Une librairie sans fard
Au 10 rue Gît-le-Coeur, on trouve un homme profondément passionné par la littérature qui parvient à survivre dans une librairie aux allées étroites située dans cette rue où, littéralement, "l'amour se meurt". Au départ, je venais pour une interview, j’aurais finalement droit à plus de quatre heures de conversation, à parler de tout mais jamais de rien, des livres et de la culture, du graphisme et de la conception de l’art, de l’individualisation massive de la société dans cette époque où lire un livre s'avère plus que jamais une odyssée solitaire.
Jacques Noël a débuté voilà plusieurs décennies un long voyage, seul face aux livres et complètement hors du monde. « Se mettre hors du monde et s’isoler pour mieux le comprendre » confesse-t-il. Car le voyage littéraire est un voyage qu’on fait seul. Très rapidement lors de cet entretien, les questions se transforment en un débat d’idées, tant littéraires que musicales. Car le Regard Moderne est un bastion imperturbable. Le lieu ressemble au Merlin l’enchanteur de Disney ; les piles de livres tiennent comme par magie et les revues graphiques, les romans et autres essais de vieux névrosés forment un magma de couvertures incroyables.Ici l’expression «une vie pour tout lire » prend soudain tout son sens. Face à cette immensité de savoir contenus dans un si petit espace, à la fois chaotique et méticuleusement rangé, l’une des premières questions qui vient à celui qui s’y perd reste de savoir comment s’organise le choix des milliers de livres entreposés sur les étagères. « C’est simple, j’écoute les gens parler » dit Jacques Père Noël, « j’entends ce qui se fait et je vois ». Au 10 rue Gît-le-Coeur, près de quarante ans après la déferlante des poètes de la génération Beat, le tenancier du Regard Moderne continue de tracer sa route.
La première question que je me suis posée en arrivant ici, c’est le choix du quartier de Saint Michel. Le quartier est devenu le cliché du Paris ville-musée, mais comment était-ce lorsque vous vous êtes installé ici, sur les quais de Seine?
Quand j’ai commencé à faire le libraire il était évident – ouais ça devait être dans les années 60, que le quartier latin était vraiment LE quartier culturel, le cerveau de Paris tandis que les Halles étaient le coeur de la capitale et son circuit intestinal. Aujourd’hui cela a basculé, disons que c’est bien. Seulement ici les places sont tellement chères que l’on ne peut quasiment plus voir que des grandes enseignes à la mode. Les libraires indépendants ont affaire à des groupes de distribution où il n’y a aucune volonté de choisir, aucune conscience des livres à proposer; on assiste à une sorte de laisser aller dans le travail.Quant j’ai commencé, j’étais aux Yeux fertiles, à 50 mètres de là. La librairie a depuis été rachetée, j’ai continué à y vendre des livres mais il n’y a avait plus le même esprit . Et puis j’ai fait une rencontre merveilleuse avec un des derniers mécènes, Jean-Pierre Faur. Ce fut un partage pendant près de dix ans, avec une sorte d’affection portée sur ma personne, et le fait qu’il ait pu m’offrir une librairie m’enrichit encore le coeur. Il avait dans l’idée d’avoir une librairie, mais sans vouloir faire le libraire. C’est ainsi que je me suis retrouvé ici, au regard moderne rue Gît-le coeur ; la rue où meurt l’amour, la rue où tous les écrivains de la Beat génération comme Ginsberg avaient atterri.
Qu’est-ce qui vous donné envie de devenir libraire ?
Le livre a cette identité que je me sentais de, disons, vendre. On vit dans une société où malheureusement le commerce tient tous les rênes du marché: vendeurs, acheteurs, etc. Le livre me paraissait le seul bien culturel qui capable de devenir différent entre les mains du lecteur qui le lirait. Et ça me passionnait. En tant que libraire, on a l’impression d’être à la fois magicien et pharmacien en trouvant le remède à ce que l’acheteur recherche. À mes yeux le libraire est là pour surprendre une clientèle toujours à l’affût de quelque chose qu’elle ne connaîtrait pas. Internet est un terrible vautour qui permet à une clientèle de savoir des choses avant nous. Un libraire ne peut travailler qu’un livre édité et distribué. Avec internet les gens connaissent toutes les informations à l’avance. Le seul moyen de faire découvrir quelque chose est qu’il ne soit pas sur Internet. Et s’il n’est pas sur le net c’est qu’il n’existe pas et là le combat est impossible: je ne peux vendre quelque chose qui n’existe pas. (…)Sur le commerce, j’ai toujours eu l’idée assez suspecte du processus «prostitutionnel» si je puis dire : la condition pour vendre quelque chose, selon moi, c’est avant tout de vendre du plaisir. Et c’est vrai que je l’ai trouvé dans les livres. Ce partage un peu voyou, je le trouve avec des clients à l’affut de quelque chose qu’ils ne pourront jamais partager avec leurs familles, leurs amis. Certaines lectures restent personnelles et ce quel que soit le sujet .
Et justement, le rapport des plus jeunes à la culture et notamment leur approche de la littérature, qu’est-ce que cela inspire?
Je ne sais pas, parce qu’on discute de moins en moins avec les jeunes, parce qu’eux-mêmesdiscutent de plus en plus, je pense, par Internet ou avec des systèmes de communication qui échappent au contact physique. Pour l’instant je n’ai pas de bonne réponse. Je ne parviens pas à savoir si le livre tient une place évidente à leur yeux. Il y a ceux qui ont une bibliothèque, bien sûr … Quand on en possède une, ces livres qui nous regardent, qui nous connaissent et en savent plus que nous sur ce que l’on a fait, vécu, tout ce qu’on retrouve en nous quand on l’avait lu et qui nous en apprend encore sur notre avenir. Ca, ce sont les mystères du livre.Mais je ne pense pas qu’ils existent à l’intérieur d’un écran. Aussi, faut faire la différence. Une page imprimée est la chose la plus difficile à cerner. Il y a 26 lignes de caractère typographique et c’est à toi de faire les images, le boulot, tout ton cerveau va déterminer toutes les images que tu as en toi et que tu ne connais pas encore. C’est un truc fabuleux. En fait, je pense qu’il y a ceux qui se contentent de la somme de connaissance qu’ils acquerront sur internet et ceux qui ne pourront jamais se passer de livres. Ces derniers trouveront leur bonheur – je l’espère – en venant ici.
On retrouve d’ailleurs cette même distance entre les jeunes et la musique. Qu’en pensez-vous?
De la musique aujourd’hui ? Ce n’est pas qu’elle arrive à me décevoir mais elle n’arrive pas à me faire remplacer les groupes que j’ai su aimer des années 60 aux années 90, que ce soit la naissance du Rock, la naissance de tous les mouvements jusqu’à la New-Wave ou le Punk. Et puis tout d’un coup Nirvana. Je pense que c’est le dernier groupe qui m’ait complètement abasourdi, ouais. Encore une voix, encore un type qui a une idée qu’il sait transposer dans ses chansons, avec une simplicité fabuleuse. Mais je dois être un vieux con à ce niveau là.Peut-être pas quand même…
Si si, parce que les groupes que j’aime me suffisent. C’est toujours le problème ; disons qu’en étant un homme moderne j’ai essayé d’oublier toute la musique classique, en la connaissant par le plaisir mais en me disant qu’elle n’était pas du tout la façon dont je marchais. Alors que lorsque j’écoute Thirteen Floor Elevator, Steppenwolf , oui c’est ma façon de marcher dans la rue, c’est ma façon de bouger, j’ai pas besoin d’autre chose dans les oreilles. La musique d’aujourd’hui ne correspond pas ma façon d’appréhender le monde quand je suis hors de ma boutique.C’est marrant ce que vous dites parce que vous vous référez aux groupes que vous écoutiez avant, et depuis Nirvana rien …
… C’est un des derniers groupes qui m‘ait encore bouleversé. Ca doit être le manque d’envie d’aller aux concerts et de voir des groupes sur scène – où tu as toujours des chocs. Les Ramones quand tu les voyais t’étais tout .. Ouais, c’était des instants de bonheur. Parfois je voyais des types qui chantaient et se cognaient la tête contre le plafond. Ce sont des instants. Mais depuis que je ne vais plus voir de concert, c’est vrai que la musique prend moins de place.Puis il y a ce que je pourrais appeler une trahison. Trahir le Velvet pour n’aimer que John Cale, oublier Vince pour aimer Costello, c’est rester jeune. Mais même en littérature, passer du Ulysse de James Joyce au Karoo de Steve Tesich…
Au final, on vit tous à travers des groupes qui ont été faits avant, et beaucoup moins dans des formations actuelles. C’est comme s’il n’y avait pas vraiment l’engouement musical qu’il y avait avant, mais cela a l’air de se répercuter sur tous les secteurs culturels.
Oui. C’est le rythme. À la fois du rythme et des choses à dire. Mais moi ce qui est ennuyeux en ce moment dans la chanson actuelle c’est l’inefficacité. L’efficacité, je la retrouve dans des groupes graphiques comme Nazi Knife (revue de graphisme contemporaine). Comme si mes oreilles s’étaient transférées dans mes yeux avec des images nouvelles qui forment cette envie de voir encore des choses. Heureusement y’en a toujours. Peut être qu’un jour je découvrirai un groupe fabuleux qui va changer toutes mes perspectives.Il n’y a plus vraiment de mouvements liés à la musique. Si on reprend l’exemple de la musique classique, il y avait tout un contexte, une littérature, des artistes peintres, c’était une sorte de magma vivant alors que pour la musique contemporaine, celle dite grand public, non seulement c’est de la merde plus ou moins commerciale à 99% mais en plus il n’y a rien!
C’est un peu ça le problème. En gros la masse n’a le droit qu’aux déchets et tout ce qui est créatif, intelligent, passe dans de touts petits circuits ! Un jour je me suis dit qu’il y aurait peut-être un jour une société qui n’aurait plus la chair de poule, qui n’arriverait plus à s’émouvoir de rien. Un lever, un coucher de soleil. Des choses toutes simples. À une expo, un musée, se retrouver à genoux parce qu’on se dit «c’est là».C’est Diderot qui parlait de la manière qu’un homme a de s’émouvoir devant un tableau, et ce qui pourrait être jeté ou gardé par rapport à l’émotion suscitée chez l’homme. Aujourd’hui j’ai l’impression q’il n’y a ni tri ni émotion.
Voilà c’est ça en gros. Mais bon ce sont des discours. Il faut trouver des moyens. Il y a encore des gens qui jouent à cela si l’on peut dire. Même s’ils n’ont pas de culture, ils ont l’envie de construire quelque chose de fort et d’efficace, ils ont cet immense besoin de vie et cela se ressent dans les cafés, dans la rue. Tu vois des gens parler entre eux. Débattre.Et c’est cela avoir «un regard moderne» ? D’où vient le nom de la boutique ?
Le groupe graphique Bazooka a crée une revue qui s’appelait Regard Moderne, à l’intérieur de Libération, et ils ont été les premiers à poser un graphisme politique énervant sur des évènements, pas inintéressants, mais … Disons seulement que par le coté graphique on a retrouvé une énergie sur des événements qui n’auraient aucun impact au final, tout ça grâce à la mise en scène. Une sorte de représentation par le pas grand chose.Donc le «regard moderne», c’est créer subjectivement à partir de petites choses du quotidien ?
C’est un peu ça. Essayer de ré-aiguiller les gens qui peuvent être transportés par les livres. Trouver, avancer les petits événements de la littérature qui font que cela peut déranger le public. C’est bien aussi. On parlait tout à l’heure de l’importance des personnes que j’ai rencontré, c’est fabuleux,mais les plus passionnés sont souvent les plus intéressants. Par exemple Burroughs qui habitait la rue, ou même Sonic youth. Un jour ils ont débarqué dans un hôtel avec un loyer modéré en face de la librairie et il sont entrés. Ils sont alors tombés sur un livre de traduction de leurs chansons en Français. Ils ont facilement eu l’envie et le plaisir de les chanter dans notre langue, comme ça, à l’intérieur de la boutique…(…)Il y a toujours un moment où tu peux te dire – et je me le suis dit quand même assez tôt: pas la peine de transposer ton savoir sur les autres. Ce n’est qu’un jeu au final, savoir ne pas partir sur quelque chose d’établi et passer du « c’est ça qui est bien»à une idée qui pourrait encore nous donner envie de bouger. Il faut avoir des yeux pour voir. Et c’est la meilleure façon de marcher en littérature. C’est pour ça que le plus sympa c’est encore le fond de la littérature américaine, avec des gens qui comptent sur leurs bottes pour partir à la rencontre des gens, tout ça sans sans rentrer dans cette vilaine littérature qu’aujourd’hui je sais européenne ou française où les gens se martyrisent le nombril.
Vendre des livres, c’est un métier fabuleux. Tu est toujours à l’écoute de ceux qui viennent, comme un conducteur d’autobus qui ne suivrait aucun itinéraire préétabli.
Y-a-t-il une rencontre qui professionnellement vous aurait particulièrement frappé ?
Les Throbbing Gristle. Je devais avoir à peine 20 ans, j’étais encore aux Yeux Fertiles. Ils avaient tous une force, des demandes. Ils voulaient comprendre le mal par tous les moyens, tout ce qui l’entoure. Oui, ils sont une première curiosité. Si en voyant ces gens là, qui avaient des aspects physiques redoutables – habillés en faux nazi, en treillis militaire – tu arrives à les aimer au premier coup d’oeil par ce que tu sais qu’au delà il y a quelque chose de complètement magique en eux…… une volonté de se mettre soi-même dedans pour comprendre ?
Voilà c’est ça. Là il faut les aider, donc ça a été mon métier d’accompagner ces gens là pour les aider à trouver des livres qui correspondaient à leurs besoins. Après quand tu vois les Cramps – ouais on va prendre des groupes un peu sympathiques – arriver avec leurs ongles noirs et leur façon de fouiller, tu les laisse faire. Tu sais qu’ils vont trouver des trucs chez toi. Sans aide, simplement par magie .Et vous aimez les Cramps ?
Oui bien sur . Je n’étais pas très attiré par le coté extravagant sur scène mais les disques ont été une grande découverte. Un peu comme avec Alan Vega, qui fut une nouvelle essence du Rock’ N’ Roll. Il arrivait à te briser les jambes à force de stoïcisme débridé.Y a-t-il un livre ou un auteur qui vous ait bouleversé?
Non parce que j’ai des ordres moraux. C’est-à-dire que j’ai dû lire sans savoir lire pendant très longtemps, j’ai été obligé de relire pendant pas mal de temps et je me suis un peu brouillé avec des auteurs pour passer à Joyce et son Ulysse. Quand je suis parti de chez moi, j’avais 16 ans et je n’avais qu’un livre, le Ulysse de Joyce. J’ai fait le voyage et je n’en suis jamais sorti. Ce livre pourrait me suffire en définitive . Tout est dedans et moi ça m’a fait un peu peur. Heureusement qu’après je me suis remis à lire, énormément. C’est dangereux de trouver un livre de vie . Mais il le faut, il faut que tu grandisses, que tu saches te confronter à des choses quand elles te paraissent énormes.C’est pour cela que j’ai un excellent apport avec mes clients, parce que j’ai besoin de leurs appréciations sur des textes qui se partagent, sur des auteurs, sur des nouveaux livres. C’est délicat ça, le transfert entre la lecture pour soi et le conseil pour d’autres. C’est d’ailleurs ça qui me fascine le plus, à savoir la différence de perception entre deux personnes sur un même ouvrage. Je sais que les lecteurs comprendront autre chose que moi en lisant le même livre, et c’est cela qui me fascine. Avec le recul et après tant de lectures, je me suis rendu compte que les clients c’était un peu comme des vampires qui liraient en même temps que toi en te disant « vas-y raconte moi ». Je parle de chauves-souriss parce que les hommes n’ont pas besoin qu’on leur raconte. Ils savent lire, réfléchir, les animaux non. Ils faut faire différemment. Par des jeux où ils apprennent.
Donc en fait, l’homme est un animal qui a la capacité de s’émouvoir par l’intellect ?
Je ne sais pas. Parce qu’au départ, chaque homme a déjà dans son cerveau toutes les données possibles et imaginables. Ensuite c’est à lui de les faire éclore au cour de sa vie, d’avoir des rencontres, des sensations qui vont murir au possibilité des ouvertures. L’ouverture du cerveau , afin d’aborder les choses d’une façon différente.Donc ce serait inné ? Cela amène un débat philosophique: la capacité pour l’homme d’arriver à tout cela sans apports de la société.
Il peut y arriver de cette façon là. S’il n’y a aucune culture familiale, aucune donnée principale, cela n’empêche pas d’avoir une sorte de puissance naturelle qui sort de toi. Une sorte d’arme pour t’en sortir.La conversation a continué sur le journalisme, d’Alain Pacadis à Philippe Garnier, des types qui voulaient partager avec le monde. Face à Jacques Noël, je me demande aussi comment le lieu parvient à survivre dans ce quartier où les grandes enseignes ont désormais une place prépondérante. Jacques reprend la main: « il ne faut pas se leurrer, aujourd’hui je vis un désastre financier auquel je n’arrive plus à faire face, je ne parviens plus à gérer sa boutique, il y a une raréfaction de la clientèle, un pouvoir d’achat en berne. Je suis inadapté à un monde qui change ainsi. J’ai toujours cru que l’amour qui dirigeait ma vie pouvait être payant ».
Ce qui est bluffant, ce sont les gens qui restent passionnés par leur métier de commerçant. Pas passionnés par la vente en tant que telle, mais parce que ce qu’ils vendent, c’est leur âme. Ils se sont donnés dans leur entièreté à leur passion vitale, avec un amour inconditionnel pour la dépendance passionnée. Au Regard Moderne, certaines choses ne changent pas. On y vend des livres comme on ouvre son coeur : « le commerce est une chose horrible. Si on avait pu m’offrir une place de bibliothécaire et reconstruire la bibliothèque de Babel, retrouver tout ces livres merveilleux , cela aurait été parfait ». Finalement , peut- être que la librairie est là où git-le-coeur des imbéciles heureux.
Librairie du Regard Moderne, 10 Rue Gît-le-Cœur 75006 Paris
Crédits photo: Muntz Termunch
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