Bugarach, un village dans la tourmente de l'apocalypse
Décryptage | Depuis qu'une rumeur le dit épargné par l'apocalypse, fin 2012, ce village de l'Aude voit défiler la presse mondiale. Rémi Lainé en a tiré un documentaire édifiant.
« Arriver jusqu'à Bugarach, ça se mérite ! »
Entouré de ses copains, sous une tente marocaine à l'entrée de ce
village de l'Aude de cent quatre-vingt-quinze âmes, Christian rigole en
nous offrant un verre. Encore une journaliste, « une de plus ! », qui
a parcouru des kilomètres dans les Corbières avant de franchir le col
des gorges de Galamus aux vertigineuses arêtes rocheuses. « Si même Télérama vient ici, ben alors... »
Dans sa voix, l'étonnement rivalise avec l'ironie. Car les deux
dernières années, les médias du monde entier, de NHK (la télé japonaise)
au New York Times, se sont déplacés jusqu'à ce bourg en pays
cathare. Selon une prophétie apparue sur la Toile, seuls Bugarach et son
pic, culminant à 1 231 mètres, seraient épargnés par l'apocalypse, prévue, par le calendrier maya, le 21 décembre 2012.
Vortex inversé et montagne aux pouvoirs telluriques, le « Pech »
abriterait en outre une base extraterrestre et un garage à ovnis, ainsi
que des « véhicules » aptes à sauver les esprits prévoyants d'un déluge
de catastrophes.
Ces
histoires rocambolesques, le réalisateur Rémi Lainé, auteur de
documentaires remarqués sur les Khmers rouges, l'Algérie coloniale ou
les ados, en entend parler pour la première fois en 2011 par une amie
productrice, qui lui envoie un article du Figaro sur ce sujet. « Au début, cela me passe par-dessus les oreilles. Mais elle insiste et me dit : "Le maire a l'air sympathique. Ecris-lui." » Rémi Lainé contacte alors Jean-Pierre Delord, qui l'invite à venir sur place. Un choc pour le réalisateur, qui découvre « un tout petit village paradisiaque ». En
quelques mois, Lainé écrit son projet d'une chronique de la France
d'aujourd'hui vue de Bugarach, qui prendrait le contre-pied de cette
(non-) affaire de fin du monde. La chaîne Arte, elle, mord « à l'idée qu'un village, assailli par la rumeur, se trouve dans l'obligation d'y résister ».
Diffusé le 20 décembre, le film sera donc la fresque sociale d'un bourg
tranquille sous le feu d'une prophétie bidon à l'heure d'Internet.
Tandis que les télévisions continuent de déferler pour réaliser à la
va-vite des sujets goguenards (avec mention spéciale aux productions
sirupo-calamiteuses de Direct 8), Rémi Lainé y loue un gîte en janvier
2012. Et descend dans l'Aude avec Jean-Pierre Fénié, son ingénieur du
son, deux semaines par mois. « Le dispositif est toujours le même
dans mes films : je choisis un lieu ou une situation comme poste
d'observation, pour élargir un peu le champ et voir comment réagit la
société. » In situ, Lainé a donc fait connaissance avec Nathalie,
une bergère qui s'est installée sur la commune avec son troupeau de
soixante-dix moutons pour réimplanter une activité pastorale. Sa caméra a
filmé Corinne dans son magasin de produits bio, Yves et ses vautours,
Bernadette la cantinière, la jeune Wendy, et bien d'autres personnages.
Bugarachois
de souche ou néoruraux, tous mènent une vie « normale », bien calme en
ce 21 juin, jour de Fête de la musique, et à des années-lumière de la
frénésie des médias, que le maire, en place depuis trente-six ans, a
alimentée... involontairement, comme il le reconnaît : « Il y a deux
ans, des gens d'ici m'ont alerté sur cette histoire de fin du monde :
sur Internet, on prétendait que des charters d'Américains étaient prêts à
venir. Lors d'un conseil municipal, je m'en suis inquiété. Et ça a
fuité... » Le lendemain, un copain journaliste de L'Indépendant de Perpignan l'appelle. Et « le dimanche, l'info fait la une de "L'Indep" ! »
[qui, depuis, alimente avec régularité la rumeur dans la rubrique «
Bugarach, 21/12/2012 : fin du monde ? », NDLR]. Le correspondant
français du New York Times est tombé là-dessus et a écrit un article. « Il y a eu un effet rouleau compresseur de la presse et tout le monde est arrivé pour poser les mêmes questions », résume Jean-Pierre Delord. Et filmer les mêmes « survivalistes » embrassant les arbres, les mêmes témoins « mystico-perchés », de préférence la pupille dilatée, à la fin d'une soirée bien arrosée...
Dans la région, nul n'ignore que le terrain était favorable à ce type d'histoires. «
Très pur, très originel, cet endroit un peu paumé, avec ses décors très
wagnériens, est magnifique. Mais, depuis toujours, cette région
focalise le mystère et attire des gens en quête de spiritualité.
Peut-être que tout cela cache un immense vide, mais c'est un vide très
plein », s'enflamme l'écrivain Nicolas d'Estienne d'Orves, qui a
participé au film de Rémi Lainé. Avec ses vestiges cathares et ses cités
templières, l'Aude est une terre de légendes. A 13 kilomètres de
Bugarach, la cité de Rennes-le-Château nourrit à elle seule des récits
mythologiques, comme celui du trésor de l'abbé Saunière, qui inspira
l'auteur du Da Vinci Code. C'est aussi une terre d'élection
ésotérique, prodigue en littérature, loisirs et autres stages liés au
paranormal. Comme les ateliers « entièreté et extase », « sur des lieux hautement vibratoires », à 990 euros le week-end ! « Des illuminés se sont rassemblés dans cette région. Mais on ne les voit jamais au village »,
affirme Renée, figure de Bugarach. Excédés par ces récits
fantasmatiques, les habitants ont une crainte réelle : celle d'être
envahis, non par des hordes de « survivalistes » dans la froidure de
décembre, mais par des cars de curieux venus les « voir comme dans une réserve d'Indiens ».
Pendant ce temps, Rémi Lainé continue d'engranger des images. «
Quand vous vous attaquez à un non-événement, à une bulle vide, le sujet
lui-même est dénué de tout enjeu dramatique. Ce qui laisse une
formidable liberté. On entre vraiment dans des histoires, mais sur un
mode léger, sans pathos. A mon sens, les habitants de Bugarach nous
éclairent sur la manière dont fonctionne la France aujourd'hui. Ici, au
même titre que dans les banlieues, on voit tout ce qui palpite dans la
société : la crise, mais aussi la solidarité entre les gens et un vrai
dynamisme. » Conscient du paradoxe de la situation (en haute saison
estivale, le village est quasi désert), il appréhende les ravages d'une
couverture médiatique démesurée : « La turgescence de l'information
et le prurit de la presse autour de cette affaire ont fait fuir les
randonneurs et vacanciers habituels, qui ne viennent pas cette année. » Le
tourisme de l'apocalypse ne paye pas, si l'on en croit le livre de
réservations, presque vide, d'un parc de bungalows à louer.
La
réputation et l'image de ce village risquent-elles d'être durablement
entachées ? Plus sereins que les actifs, les anciens, telle Renée, se
disent « zen » : « Des touristes s'attendent à voir quelque chose d'extravagant. Entre nous, on sourit de tout cela. »
S'il dénonce le mercantilisme autour des cailloux du pic vendus par des
petits malins, le maire croit, lui, que ce buzz incontrôlable n'en
restera pas moins une excellente opération de communication (gratuite). «
Les gens ne voient pas que le côté mystique de l'histoire, ils
découvrent aussi la beauté de la nature. Cela fera vivre nos commerces
et ceux des communes voisines. » Amplifié par Internet, le canular
sensationnaliste finira par être détourné au profit des habitants de
Bugarach. Jusqu'à la prochaine prophétie apocalyptique, prévue pour l'an
2027...
À voir : Le monde s'arrête à Bugarach, documentaire de Rémi Lainé, le 20 décembre sur Arte.
Jour du solstice d'été, le village de Bugarach, et le pic.
Aude, France. © Christian Bellavia pour Télérama
Aude, France. © Christian Bellavia pour Télérama
Des habitants du villages. © Christian Bellavia pour Télérama
Rémi Lainé, chez le restaurateur Renaud. © Christian Bellavia pour Télérama
Le village de Bugarach, dans l'Aude. © Christian Bellavia pour Télérama
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