vendredi 11 janvier 2019

HENRI VEYRIER DANS LA LETTRE DU CROCODILE

L'avant-dernier livre

Publié le 10 Janvier 2019, 16:36pm
L’avant-dernier livre de Jean-Christophe Pichon et Henri Veyrier. Editions L’œil du Sphinx, 36-42 rue de la Villette, 75019 Paris – France.

Cet ouvrage est un cadeau merveilleux qu’offre Jean-Christophe Pichon à tous les amoureux des livres. En rédigeant une biographie vivante d’Henri Veyrier c’est toute l’histoire du livre au siècle dernier qui se dessine, c’est donc notre histoire, une histoire complexe, tumultueuse et passionnante.

Henri Veyrier a consacré toute sa vie au livre, en toutes ses dimensions. Il fut libraire, éditeur, diffuseur, distributeur, soldeur, compagnon de route d’auteurs et d’artistes. Acteur exemplaire du monde du livre, il est également l’un des rares témoins présents à chacune des mutations qui le traversent. Il est l’interlocuteur idéal permettant à Jean-Christophe Pichon de poser cette  question brûlante :

« Si le support du livre devait disparaître, comment une œuvre pourrait-elle survivre au-delà de la disparition de son enveloppe physique, ou a contrario comment l’industrie qui régit la fabrication et la distribution de l’objet s’effacerait sans que l’œuvre ne disparaisse aussi ? Une âme peut-elle exister hors du corps qui la contient, et se réincarner dans n’importe quelle autre carapace sous quelque forme que ce soit.
Henri Veyrier sera-t-il la courroie de transmission jusqu’à L’avant-dernier Livre ? Y en aura-t-il un dernier gravé dans le bois du papier, juste avant une mutation annoncée ? »

L’ouvrage est rythmé par la vie d’Henri Veyrier. Sept parties sont distinguées de son enfance cévenole aux temps actuels, temps d’inventaire et aussi de prospective sur le futur. Nous le côtoyons libraire après la Deuxième Guerre mondiale. Nous partageons ses multiples rencontres, riches et contrastées avec les éditeurs qui ont jalonné sa vie professionnelle et personnelle. Nous découvrons sa vie d’éditeur, ses amitiés avec les auteurs avec comme seul fil conducteur l’amour du livre.
Sa démarche devient chevaleresque quand il révolutionne le monde du livre en développant les soldes, sauvant des milliers de volumes du pilon, offrant une nouvelle vie à tant d’ouvrages condamnés dont certains connurent grâce à lui un véritable succès. Il épaula beaucoup de petits éditeurs qui se consacrèrent à des auteurs aussi essentiels que peu vendables.

« Tous ces éditeurs indépendants, rappelle Jean-Christophe Pichon très justement, avec lesquels Henri Veyrier commerçait directement ou indirectement, les livres passant entre ses mains, représentaient la toile de fonds de sa vie de soldeur. Ils étaient aussi une toile imprimée par un siècle de successives évolutions littéraires. La plupart des innovations, des modifications, de nos comportements, des bouleversements, des révolutions, ont pris naissance dans le bouillon d’une impressionnante profusion de manifestes, textes, livres, essais ou témoignages fabriqués chez de petits éditeurs courageux, maltraités par la censure, par les apparatchiks de la pensée unique et poussés vers la sortie. Or ces indépendants, parfois également auteurs eux-mêmes, ou d’abord libraires, se sont partagés tous ces écrivains qui faisaient peur, bien avant qu’ils ne soient disséqués et critiqués par les institutions, puis récupérés. »
Nous le voyons, Jean-Christophe Pichon et Henri Veyrier nous parle du livre vivant et non du produit de marketing. Ils nous parlent de la pensée créatrice et libre qui se heurte aux ogres conditionnés de la finance. Ils évoquent un combat contre le cannibalisme du livre formaté.

« L’éditeur était un alchimiste qui changeait la plume en plomb, l’écriture en typographie, la cursive en caractère mobile. Le papier qu’il utilisait, de l’apparence, d’un grain de peau, offrait la douceur d’une caresse, velours, vélin ou vergé ; il exhalait un parfum et excitait nos sens. Japon, Chine, Hollande ou Madagascar, il invitait au voyage. »
Le livre est ici un écrin dans lequel la pensée fécondante et libératrice peut rayonner longuement.

« Avant-guerre, confie Henri Veyrier, on ne soldait pas les livres. Ce n’était pas nécessaire : les livres étaient faits pour durer, pour transmettre une pensée, une intention créative, une matière qui devait bouleverser les esprits. Le sang d’un livre venait de loi, d’une circulation vieille de plusieurs siècles et perdurait autant que son contenu le permettait. »

Au fil des pages, le lecteur croise, au gré des évocations, Gertrude Stein, Sylvia Beach, Georges Bataille, André Breton, Tristan Tzara, Sarane Alexandrian, Robert Denoël, Guy Debord, Jacques Mesrine, René Baudouin, Guy Schoeller, Jean-Jacques Pauvert, Jacques Paulhan, Dominique Aury, Boris Vian, André Gide et tous ceux, connus ou moins connus, qui comptent dans l’histoire du livre au siècle dernier. Les questions épineuses ne sont jamais évitées, par exemple celle de la censure :

«  La censure, nous dit Jean-Christophe Pichon, a sévi de tout temps : quand il fallait penser que la terre était plate, il ne fallait pas écrire qu’elle était sphérique ; quand on pensait que le soleil tournait autour de la terre, il ne fallait pas écrire le contraire ; quand on pensait qu’il n’y avait qu’une seule religion, on ne pouvait pas écrire qu’il y en avait plusieurs ; quand on pensait que l’âme était éternelle, on ne pouvait pas écrire qu’elle était mortelle ; et quand on passait outre, on risquait la torture et la mort. Qu’elle soit de mœurs, sociale, politique, historique, anticomplotiste ou antiterroriste, qu’elle se nomme tolérante ou autocensure, la censure quelle que soit sa robe, est engendrée par l’idée universelle que l’homme commun n’est pas capable de penser par lui-même, qu’il n’a pas le droit de lire ou de voir ce qu’on ne lui a pas permis de lire ou de voir. Qu’un homme qui lit qu’un autre homme est un assassin deviendra lui-même un meurtrier. Dans un monde connecté où les informations passent aussi vite que la lumière d’un endroit de la planète à l’autre, il est quasiment certain que les censures exercées par les états devront se multiplier, se consolider avec fermeté pour protéger aussi longtemps que faire se peut les fragiles barrières de notre subconscient. Sachant que lorsque ces dernières tombent, les fragiles fondements de nos sociétés s’effondrent. »

La censure morale et politique s’exerça avec force jusqu’aux années 1980. D’autres censures prirent le relais, plus insidieuses, plus financières aussi. Les monopoles de l’édition et de la distribution, les mutations technologiques favorisent les renoncements, les autocensures et les interdictions de fait sous des prétextes commerciaux.

La conclusion de Jean-Christophe Pichon, qui nous somme de nous extraire de notre torpeur, est terrible :
« Dans quelques milliers d’années, notre civilisation éteinte, nos livres réduits en poussières et nos « bibliothèques » informatiques enfouies sous terre détruites par un orage ou un déluge cosmique d’un niveau que nous ne pouvons pas encore imaginer, ne sera plus qu’un lointain souvenir dans le cerveau reptilien de notre descendance. Il ne restera que peu de choses si ce n’est quelques objets épars dans une montagne de déchets toxiques, un morceau de frontispice quelconque sur lequel seraient gravés quelques mots à demi effacés qui poseraient une question existentielle insoluble qu’il faudra traduire, mais pas suffisamment explicite pour que l’imaginaire d’un peuple différent du nôtre puisse concevoir ce que nous étions : « Pourquoi quelque chose plutôt que rien ? »

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