lundi 26 novembre 2012

DANS LES PETITES RUES DE BUGARACH


Le Point.fr - Publié le - Modifié le

À un mois de l'apocalypse, les "illuminés" se font attendre dans le petit village de l'Aude. Reportage.

La presse du monde entier annonce l'arrivée d'illuminés supposés se réfugier sur le pic pour échapper à la prétendue apocalypse du 21 décembre. La presse du monde entier annonce l'arrivée d'illuminés supposés se réfugier sur le pic pour échapper à la prétendue apocalypse du 21 décembre. © Brigitte Merle / AFP

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Sur la petite route, des lacets à n'en plus finir. À gauche, un champ en friche ; à droite, quelques blondes d'Aquitaine flanquées contre la montagne. Droit devant, à la fois majestueux et narquois, le "Pech" comme on dit là-bas, ce fameux pic qui, non content de dominer les Corbières, servirait de refuge aux illuminés de tout poil désireux d'échapper à l'apocalypse annoncée le 21 décembre prochain. L'arrivée au village ne dément pas la première impression. Bugarach, 180 habitants, n'abrite que des rues désertes où le vent d'autan s'engouffre volontiers, des chiens errants qui ont oublié d'aboyer, des volets clos et des maisons à vendre au bord de l'effondrement. Raymond Depardon ferait ici une bien belle suite à ses Profils paysans; on l'imagine aisément bavasser avec les derniers villageois - mais encore faudrait-il en croiser - et faire l'éloge de cette ruralité qui survit tant bien que mal. Las, pas âme qui vive aux alentours, pas même l'ombre d'un bistrot pour casser la croûte entre midi et deux.


Dans ce petit coin reculé de l'Aude, la fin du monde aurait-elle déjà eu lieu ? Où se cachent les centaines de doux dingues vêtus de blanc de pied en cap annoncés dans la presse du monde entier ? Où sont les propriétés vendues à prix d'or aux survivalistes américains ? Et les campements de farfelus censés accueillir le visiteur à l'entrée du village ? "Bugarach assailli par les fous de l'apocalypse", titrait cet été Le Figaro. "Apocalypse now", alertait Le Monde.fr pas plus tard que début novembre. Et le New York Times de surenchérir en invoquant les Rencontres du troisième type de Steven Spielberg. On ne pouvait pas ignorer l'emballement médiatique qui a fait de ce petit coin sublime et tranquille une attraction pour internautes en manque de fantasmes. Le Point lui-même avait été l'un des premiers magazines à pointer l'arnaque du doigt. Mais à deux mois de la date fatidique, voilà qu'on imagine à présent le scénario du pire et que les rumeurs déferlent sur la présence de centaines de gendarmes pour maintenir l'ordre le jour J. Une inquiétude qui frise le ridicule ; en cette froide journée, la montagne ne saurait être plus paisible.

Eric Cabanis/AFP

"Je ne peux pas faire mieux !" (Jean-Pierre Delord, maire de Bugarach)

Tout commence en novembre 2010, lorsque le maire, Jean-Pierre Delord, élevé depuis au rang de célébrité, évoque en plaisantant lors d'un conseil municipal ces sites internet abracadabrants qui font de Bugarach le refuge idéal pour échapper aux douteuses prédictions attribuées aux Mayas. Les nouvelles vont vite dans ces petites contrées et, quelques jours plus tard, le journaliste local de L'Indépendantde Perpignan publie un reportage, certes amusant, mais quelque peu exagéré sur le phénomène. La Toile s'enflamme, les titres gasconnent et les médias du monde entier en font leurs choux gras. Un maire, donc, quelques habitants bien rodés à la communication, et en avant le "coup de pub". Loin de s'en cacher, Delord, faussement lassé par "ces hordes de journalistes qui le sollicitent", n'en savoure pas moins l'instant : "Si, demain, je prends une agence de com' et que je lui demande de faire une campagne de publicité telle qu'elle a été pendant deux ans, je pense que ça va me coûter plus qu'une fortune, et il n'y arrivera pas. Tandis que, simplement, en écrivant quelque chose de loufoque, on peut arriver au maximum. Je ne peux pas faire mieux !" Est-ce à dire pour autant que les vertus magnétiques du pic ne seraient qu'élucubrations ?
En empruntant sur quelques centaines de mètres la D14 en direction du sommet, on tombe sur le Relais de Bugarach, un joyeux bazar qui fait office de lieu de rencontre. Pêle-mêle, sur les présentoirs, des cartes postales du pic ornées d'une belle soucoupe volante (merci Photoshop), le magazine Top Secret qui nous informe avoir "retrouvé la porte du temps", des tee-shirts aux couleurs du village, le vin de survie à l'apocalypse. Corine et Patrice, installés depuis quelques années dans la région, font mine de ne pas comprendre ce qui attire tant les journalistes dans toute cette histoire. Puis les langues se délient et on est alors aux premières loges pour écouter l'inversion des champs magnétiques, la théorie des dimensions parallèles ou celle des flux d'énergie, ces phénomènes qui avaient tant séduit Jules Verne, de passage dans la région.

Point d'illuminés aux alentours

De films d'ovnis aux photos des excursions dans les entrailles du pic, on comprend que, si Corine et Patrice ne s'interdisent pas de temps à autre une petite interprétation paranormale, ils ne s'attendent pas pour autant à voir la montagne s'ouvrir pour révéler le fameux "garage à ovnis" qui fait sa réputation sur la Toile. "Ah, si vous cherchez les illuminés, vous pouvez toujours courir, s'amuse Patrice. Il y a bien quelques loufoques à Rennes-les-Bains, mais pas de quoi fouetter un chat." Rennes-les-Bains, à quelques kilomètres en contrebas de Bugarach, recèle en effet son quota d'excentricité. Dans la rue unique de ce village thermal aux 175 habitants, la librairie ésotérique Atelier empreinte et la société de production Debowska font l'animation. "Nous sommes un vortex, nous ouvrons sur un autre monde", confie la maîtresse des lieux en nous montrant, d'un grand geste de la main, le mur de DVD - plus de 350 - qui retracent les expériences mystiques ou surnaturelles de la région.
Dehors, quelques babas cool fument un pétard en attendant la nuit. La fin du monde ? La fin d'une époque peut-être, mais en attendant, tout cela les fait bien rire. La rue est déserte et on a toutes les peines du monde à imaginer la foule se presser. Point d'illuminés aux alentours, seuls quelques néo-New Age en mal de nature, comme on peut en trouver dans toutes les campagnes françaises et qui, comme les soixante-huitards de l'époque, attendent tranquillement dans la montagne des jours meilleurs. Au fond, quel mal à cela ? Certes rien, mais si tout le monde ici voit dans le buzz de la fin du monde un vaste canular, comment expliquer un tel raffut médiatique ? Comment expliquer la récente décision de la préfecture de fermer l'ascension du pic aux promeneurs et la centaine de gendarmes et de pompiers mobilisés ?

Claude Boyer/Maxppp

Quête de fantasmes

"N'oublions pas à quel point la région est un terreau fertile pour ce genre d'histoires farfelues. Ici, on est bercé par les mythes et les légendes depuis le plus jeune âge", raconte Nicolas d'Estienne d'Orves, journaliste et écrivain, auteur du Village de la fin du monde. Rendez-vous à Bugarach (Grasset, 2012). C'est à quelques encablures, en effet, à Rennes-le-Château, que l'abbé Saunières aurait découvert, à la fin du XIXe siècle, le célèbre trésor des Cathares. Du pain bénit pour les férus de mystères. Ajoutez à cela un maire retors, des villageois bien décidés à ne pas laisser leur village sombrer dans l'oubli et quelques adeptes de la théorie du complot... "À qui profite le crime ? s'interroge-t-on au Relais de Bugarach. Est-ce un habile stratagème pour détourner l'attention du contrat signé par la commune avec un opérateur d'éoliennes industrielles ? Une occasion rêvée pour fouiller les cavités du pic ?" Ou un précieux filon pour vendre des extraterrestres sur cartes postales par centaines ? se retient-on d'ajouter.
Nicolas d'Estienne d'Orves a parcouru la région de long en large ; avec Rémi Lainé, réalisateur du documentaire Le Monde s'arrête à Bugarach qui sera diffusé le 20 décembre sur Arte, il a assisté au conseil municipal, côtoyé les habitants, mangé à leur table... "Nous sommes aujourd'hui en quête de fantasmes, finit-il par conclure. Le visiteur déçu de ne pas apercevoir d'ovnis s'invente des petits bonshommes verts. Le journaliste frustré de ne pas trouver matière à un bon sujet finit par inventer des choses. Comme atteint d'un syndrome..." Un syndrome qui pousserait certains journaux à publier un croquis du dispositif et le nombre d'hommes mobilisés avant même que la préfecture n'ait arrêté quoi que ce soit ? À raconter des processions quotidiennes et les prétendues yourtes qui encerclent le village ? Sans doute. En attendant, les pronostics vont bon train sur le nombre de spectateurs attendus pour admirer le non-spectacle du 21 décembre. En regardant le pic, on ne peut s'empêcher de repenser aux péripéties de Nicolas d'Estienne d'Orves, aux congères qui paralysent la petite route en plein hiver, aux trois heures de route que l'on met parfois en cas de verglas. Les illuminés n'ont plus qu'à bien se chausser.
 

À la une du Point.fr

par Jean Décotte

BUGARACH, Aude (Reuters) - "Ne venez pas à Bugarach !", lance le maire, soucieux de dissuader les "gens un peu tracassés" d'affluer dans ce petit village de l'Aude qui doit être préservé de la fin du monde le 21 décembre 2012, selon une interprétation du calendrier maya.
Comme nombre de ses 200 administrés, Jean-Pierre Delord n'a qu'une hâte: que sa commune du sud de la France et l'imposant pic rocheux qui la surplombe retrouvent leur tranquillité après cette date considérée par certains comme la fin d'une ère.
Terre de légendes, Bugarach est au centre de nombreuses rumeurs sur internet qui font de son pic un "garage pour extraterrestres", un "refuge" face à la fin des temps, et drainent depuis plusieurs mois les passionnés d'ésotérisme, les curieux... et les journalistes du monde entier.
Un important dispositif de sécurité doit être déployé le 21 décembre autour du village pour contrôler tout afflux de population, symbole de l'écho médiatique rencontré par ces théories et de la gêne qu'elles impliquent pour les habitants.
"Mon message est très simple: je dis aux gens qu'il faut qu'ils ne viennent pas sur Bugarach, parce que de toute façon il n'y a rien à voir", souligne Jean-Pierre Delord.
"Il y aura surtout des forces de police pour préserver la population du village et aussi préserver d'éventuels dommages corporels : l'hiver est une période difficile, malheureusement on peut avoir de la neige et des gens qui se retrouvent dans la difficulté parce que nous, petit village, on n'aura pas les moyens de les mettre à l'abri."
COMME AU ZOO
Dans les ruelles de Bugarach, alors que le pic est encore nimbé de brumes matinales, les habitants semblent habitués aux caméras et aux micros. "Au moins un journaliste par jour", sourit-on au petit bureau de poste, près des ruines du château.
 
Les curieux aussi affluent, ce qui est bon pour le tourisme comme le reconnaît le maire, mais trouble la quiétude du lieu.
"On a l'impression d'être au zoo", confie Valerie Austin, une retraitée britannique installée ici depuis plus de 20 ans.
"Il y a des gens qui viennent voir si nous sommes bizarres, ou s'il y a quelque chose de bizarre. Certaines réactions sont très amusantes: ils se promènent dans la rue, s'enthousiasment pour de simples volets et prennent des photos. Mais des jolis volets, il y en a partout en France (...) Juste parce que c'est Bugarach, il faut que cela soit bizarre."
Selon Jean-Pierre Delord, au moins 10.000 personnes par an gravissaient en temps normal les pentes du "Pech" de Bugarach. L'affluence a doublé depuis un an.
L'élu attend lui aussi le 22 décembre avec impatience.
"C'est sûr qu'on a envie qu'il y ait un retour à la normale. A la fin, de nous harceler avec toujours les mêmes questions, ça devient pénible", dit-il, ajoutant toutefois ne pas craindre de débordements le jour J grâce aux mesures prises par la préfecture.
Une centaine de gendarmes seront déployés pour interdire l'accès au pic et pour filtrer les accès au village, a indiqué à Reuters le préfet de l'Aude, Eric Freysselinard.
"Il peut y avoir deux menaces: soit des illuminés, qui croiraient vraiment à ces prophéties - nous n'y croyons pas trop parce qu'il n'y a pas de gourou ou de secte sur cet événement", souligne le haut fonctionnaire.
"PRÉVOIR TOUTES LES POSSIBILITÉS"
"Le deuxième risque, il est plutôt que trop de badauds, trop de curieux veuillent venir, alors qu'il n'y a pas grand-chose à voir (...) La région est belle à visiter quand elle est sauvage. Si j'ai un message à donner, c'est : 'Ne venez pas le 21 décembre, ce n'est pas un bon jour pour visiter'."
Le pic de Bugarach, qui culmine à 1.230 mètres, pourrait être venteux et enneigé à ce moment-là de l'année, et il s'agit "d'éviter les accidents", souligne le préfet.
Face à toute cette agitation, certains locaux préfèrent prendre les choses avec le sourire, comme Jean-Pierre Billard, qui vit dans un village voisin.
"C'est des bêtises tout ça, je ne pense pas qu'il y ait des extraterrestres", explique cet employé communal. "C'est comme l'an 2000, c'est des histoires."
Pour mieux en rire, le solide gaillard de 44 ans a posté sur un site de partage de vidéos un montage photo alliant des clichés du "Pech" et des images de soucoupes volantes ou d'extraterrestres célèbres.
Et il a déjà coché la date de "l'après fin du monde" sur son calendrier. "Le 22 décembre, on va faire la fête !"
Avec Chris Bockman, édité par Yves Clarisse
 

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