samedi 12 décembre 2015

LES CHRONIQUES D'EL BIB : CELUI QUI CHUCHOTAIT DANS LES TENEBRES, Lovecraft





Celui qui chuchotait dans les Ténèbres (1930, Weird Tales 1931) nous propose une véritable enquête, quasi policière, dans le cadre à la fois enchanteur et inquiétant du Vermont. Le héros, malgré lui, est le professeur Albert N. Wilmarth, enseignant la littérature et le folklore à l’université de Miskatonic. Son attention est attirée, par le biais de la presse locale, par la crue de trois petits cours d’eau qui, fin 1927, se seraient mis à charrier d’étranges corps. Ce n’est pour lui que racontars, inspirés de vieilles légendes indiennes, ainsi que les a fort bien étudiées le folkloriste Eli Davenport (cf infra). Il commet sur ce sujet de nombreux articles critiques dans les journaux. À la suite de ces publications, il entre en relation épistolaire avec un certain Henry W. Wateley, vivant dans une ferme isolée du Vermont en ermite cultivé et curieux de tout. Il tente de convaincre le professeur que nous ne sommes pas en présence de rumeurs infondées et qu’il y a bien des êtres monstrueux vivant dans les bois, laissant des traces dont il lui envoie des photographies.
Ces collines sauvages [du Vermont] sont sûrement l'avant-poste d'une effroyable race cosmique - et j'en doute moins encore depuis que j'ai lu qu'une neuvième planète a été découverte au-delà de Neptune, exactement comme les visiteurs du Dehors avait prédit qu'elle le serait. Les astronomes, avec un terrible à-propos dont ils ne se doutent guère, ont appelé cette horreur Pluton.
Plus fort encore, il lui adresse un enregistrement des chuchotements qu’il a pu capter :
Dans un de ces endroits, je les percevais si bien que j’y ai emporté un phonographe – avec une membrane enregistreuse et un cylindre de cire – et je vais faire en sorte que vous puissiez prendre connaissance de l’enregistrement obtenu. Je l’ai fait écouter à quelques-uns des plus vieux d’ici, et l’une des voix les a littéralement paralysés, en raison de sa ressemblance à ce bourdonnement comme un essaim dans les forêts, mentionné par Davenport, dont leurs grands-mères leur avaient parlé et qu’elles avaient imité pour eux.
La transcription laisse penser qu’il s’agit d’un rituel invoquant Shub-Niggurath, la chèvre aux mille chevreaux.
Whateley découvre également, sur le mont Rod, une grande pierre noire gravée de nombreux hiéroglyphes à moitié effacés. Il tente de la faire parvenir à Wilmarth, mais elle disparaîtra durant le trajet.
La correspondance s’accélère avec un Wateley de plus en plus inquiet et un Wilmarth dont le rationalisme commence à fléchir. Une chose aurait atterri sur le toit de la ferme, laissant à nouveau de nombreuses traces. Puis Ceux du Dehors nouent contact et veulent l’entraîner vivant jusqu’à Yuggoth et bien au-delà. Ces êtres habitent des abysses à la structure inédite, complètement au-delà du concevable pour une imagination humaine. La portion d’espace-temps que nous considérons comme l’ensemble de notre cosmos ne représente jamais qu’un atome dans l’infini véritable qui est le leur.

Le ton de la correspondance se met alors à changer et Wateley se veut rassurant. Ceux du Dehors lui révèlent des perspectives inouïes, ne veulent aucun mal aux humains et souhaitent augmenter avec eux les échanges intellectuels pour partager leur savoir. Et d’inviter Wilmarth à lui rendre visite, malgré un très mauvais état physique.
Le trajet est un prétexte pour Lovecraft à nous décrire le charme d’une région qu’il adore[1] : Hors de cela, le paysage hypnotique à travers lequel nous grimpions et descendions fantastiquement comportait un élément de beauté cosmique qui me calmait étrangement. Le temps avait disparu dans ces labyrinthes qui nous entouraient, autour de nous ne battaient plus que les vagues féériques des charmes retrouvés des siècles passés –  les bois vénérables, quelques prés dans leurs belles teintes d’automne, et d’intervalle à intervalle, des petites fermes de pierre brute venues se nicher sous des arbres gigantesques et dont les prairies jouxtaient les précipices à la verticale de ronces odorantes. Même le soleil assumait un éclat d’outre-monde, comme si cette atmosphère ou exhalation spéciale recouvrait toute la région.
Il découvre une ferme coquette ; le propriétaire est dans son bureau, plongé dans l’obscurité et ne s’exprime que par chuchotements. Il lui parle du voyage qu’il va faire jusqu’à Yuggoth, grâce à une technologie mise au point par Ceux du Dehors. Le cerveau est extrait puis placé dans un cylindre rempli d’éther qui fera le trajet, alors que le corps reste sur terre dans un état léthargique. Akeley est délirant d’enthousiasme. Jamais homme en possession de tous ses esprits n’avait approché aussi dangereusement près les secrets de l’entité fondamentale. …. J’appris d’où était venu Cthulhu à l’origine et pourquoi la moitié des immenses étoiles provisoires de notre histoire avaient explosé. Il va proposer au professeur Wilmarth de l’accompagner. Pris de panique, ce dernier s’enfuira, non sans avoir constaté que son interlocuteur a déjà été « opéré » !

Cette nouvelle est particulièrement riche et réunit les principaux ingrédients du « Mythe » :

° Les Livres
 À noter, comme support à l’enquête de Wilmarth l’ouvrage (imaginaire) d’Eli Davenport rassemblant les légendes du folklore du Vermont. Recueillies oralement auprès des vieillards de la région, elles font état d’une espèce cachée d’êtres monstrueux hantant les forêts profondes de la région.
Les hiéroglyphes de la pierre noire font penser au Necronomicon.
Sont également cités Les Manuscrits Pnakotiques et Le Cycle de Commorion, documents préservés par le Grand Prêtre Klarkash-Ton.



° Les créatures
Ces créatures avaient l’apparence de crabes énormes, d’un rouge clair, avec plusieurs paires de pattes et deux grandes ailes de chauve-souris au milieu du dos.
Sont évoqués Yog Sothoth et Cthulhu.
L’enregistrement fait référence également à Yuggoth, Shub-Niggurath, Tsathogga, R’lyeh, Nyarlathotep, Azathoth, Hastur, Yig, père des serpents, les chiens de Tindalos, Yian, Leng, le lac de Hali, Betmoora, le Signe Jaune, L’mur-Kathulos, Bran et le Magnum Innominandum. Toute la joyeuse équipe du « Mythe » est au rendez-vous.

° Pluton/Yuggoth



Pluton a été découvert en février 1930. C’est à l’évidence une source d’inspiration de la nouvelle.
(Wiki) : Selon Lovecraft, Yuggoth se présente sous la forme d’un monde ténébreux de jardins fongoïdes et de cités sans fenêtres. Au cœur de ces puissantes cités, où coulent des rivières de poix, se dressent d’immenses tours de pierre noire. Dans le ciel de Yuggoth, le soleil n'est qu’une étoile parmi d'autres mais les habitants n’en ont cure : ils n’ont pas besoin de lumière. Et c’est sans doute dans l’obscurité que l’on extrait des mines de Yuggoth un métal inconnu, aux étranges propriétés, que l'on transporte ensuite sur Terre.


[1] On lira avec intérêt Lettres de 1929 chez Lyre Press, 2009, avec de nombreuses correspondances décrivant le charme des paysages de la Nouvelle Angleterre.

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