Celui qui chuchotait dans les Ténèbres (1930, Weird Tales 1931) nous propose une véritable
enquête, quasi policière, dans le cadre à la fois enchanteur et inquiétant du
Vermont. Le héros, malgré lui, est le professeur Albert N. Wilmarth, enseignant
la littérature et le folklore à l’université de Miskatonic. Son attention est
attirée, par le biais de la presse locale, par la crue de trois petits cours
d’eau qui, fin 1927, se seraient mis à charrier d’étranges corps. Ce n’est pour
lui que racontars, inspirés de vieilles légendes indiennes, ainsi que les a fort
bien étudiées le folkloriste Eli Davenport (cf infra). Il commet sur ce sujet
de nombreux articles critiques dans les journaux. À la suite de ces
publications, il entre en relation épistolaire avec un certain Henry W. Wateley,
vivant dans une ferme isolée du Vermont en ermite cultivé et curieux de tout. Il
tente de convaincre le professeur que nous ne sommes pas en présence de rumeurs
infondées et qu’il y a bien des êtres monstrueux vivant dans les bois, laissant
des traces dont il lui envoie des photographies.
Ces collines sauvages [du Vermont] sont
sûrement l'avant-poste d'une effroyable race cosmique - et j'en doute moins
encore depuis que j'ai lu qu'une neuvième planète a été découverte au-delà de
Neptune, exactement comme les visiteurs du Dehors avait prédit qu'elle le
serait. Les astronomes, avec un terrible à-propos dont ils ne se doutent guère,
ont appelé cette horreur Pluton.
Plus
fort encore, il lui adresse un enregistrement des chuchotements qu’il a pu
capter :
Dans un de ces endroits, je les
percevais si bien que j’y ai emporté un phonographe – avec une membrane
enregistreuse et un cylindre de cire – et je vais faire en sorte que vous
puissiez prendre connaissance de l’enregistrement obtenu. Je l’ai fait écouter
à quelques-uns des plus vieux d’ici, et l’une des voix les a littéralement
paralysés, en raison de sa ressemblance à ce bourdonnement comme un essaim dans
les forêts, mentionné par Davenport, dont leurs grands-mères leur avaient parlé
et qu’elles avaient imité pour eux.
La
transcription laisse penser qu’il s’agit d’un rituel invoquant Shub-Niggurath,
la chèvre aux mille chevreaux.
Whateley
découvre également, sur le mont Rod, une grande pierre noire gravée de nombreux
hiéroglyphes à moitié effacés. Il tente de la faire parvenir à Wilmarth, mais
elle disparaîtra durant le trajet.
La
correspondance s’accélère avec un Wateley de plus en plus inquiet et un
Wilmarth dont le rationalisme commence à fléchir. Une chose aurait atterri sur
le toit de la ferme, laissant à nouveau de nombreuses traces. Puis Ceux du
Dehors nouent contact et veulent l’entraîner vivant jusqu’à Yuggoth et bien au-delà.
Ces êtres habitent des abysses à la structure
inédite, complètement au-delà du concevable pour une imagination humaine. La
portion d’espace-temps que nous considérons comme l’ensemble de notre cosmos ne
représente jamais qu’un atome dans l’infini véritable qui est le leur.
Le
ton de la correspondance se met alors à changer et Wateley se veut rassurant.
Ceux du Dehors lui révèlent des perspectives inouïes, ne veulent aucun mal aux
humains et souhaitent augmenter avec eux les échanges intellectuels pour
partager leur savoir. Et d’inviter Wilmarth à lui rendre visite, malgré un très
mauvais état physique.
Le
trajet est un prétexte pour Lovecraft à nous décrire le charme d’une région qu’il
adore[1] :
Hors de cela, le paysage hypnotique à
travers lequel nous grimpions et descendions fantastiquement comportait un
élément de beauté cosmique qui me calmait étrangement. Le temps avait disparu
dans ces labyrinthes qui nous entouraient, autour de nous ne battaient plus que
les vagues féériques des charmes retrouvés des siècles passés – les bois
vénérables, quelques prés dans leurs belles teintes d’automne, et d’intervalle
à intervalle, des petites fermes de pierre brute venues se nicher sous des
arbres gigantesques et dont les prairies jouxtaient les précipices à la
verticale de ronces odorantes. Même le soleil assumait un éclat d’outre-monde,
comme si cette atmosphère ou exhalation spéciale recouvrait toute la région.
Il
découvre une ferme coquette ; le propriétaire est dans son bureau, plongé
dans l’obscurité et ne s’exprime que par chuchotements. Il lui parle du voyage
qu’il va faire jusqu’à Yuggoth, grâce à une technologie mise au point par Ceux
du Dehors. Le cerveau est extrait puis placé dans un cylindre rempli d’éther qui
fera le trajet, alors que le corps reste sur terre dans un état léthargique.
Akeley est délirant d’enthousiasme. Jamais
homme en possession de tous ses esprits n’avait approché aussi dangereusement
près les secrets de l’entité fondamentale. …. J’appris d’où était venu Cthulhu
à l’origine et pourquoi la moitié des immenses étoiles provisoires de notre
histoire avaient explosé. Il va proposer au professeur Wilmarth de l’accompagner.
Pris de panique, ce dernier s’enfuira, non sans avoir constaté que son
interlocuteur a déjà été « opéré » !
Cette
nouvelle est particulièrement riche et réunit les principaux ingrédients du « Mythe » :
°
Les Livres
À noter, comme support à l’enquête de Wilmarth
l’ouvrage (imaginaire) d’Eli Davenport rassemblant les légendes du folklore du
Vermont. Recueillies oralement auprès des vieillards de la région, elles font
état d’une espèce cachée d’êtres monstrueux hantant les forêts profondes de la
région.
Les
hiéroglyphes de la pierre noire font penser au Necronomicon.
Sont
également cités Les Manuscrits
Pnakotiques et Le Cycle de Commorion,
documents préservés par le Grand Prêtre Klarkash-Ton.
°
Les créatures
Ces créatures avaient l’apparence de
crabes énormes, d’un rouge clair, avec plusieurs paires de pattes et deux
grandes ailes de chauve-souris au milieu du dos.
Sont
évoqués Yog Sothoth et Cthulhu.
L’enregistrement
fait référence également à Yuggoth, Shub-Niggurath, Tsathogga, R’lyeh,
Nyarlathotep, Azathoth, Hastur, Yig, père des serpents, les chiens de Tindalos,
Yian, Leng, le lac de Hali, Betmoora, le Signe Jaune, L’mur-Kathulos, Bran et
le Magnum Innominandum. Toute la joyeuse équipe du « Mythe » est au
rendez-vous.
°
Pluton/Yuggoth
Pluton
a été découvert en février 1930. C’est à l’évidence une source d’inspiration de
la nouvelle.
(Wiki) :
Selon Lovecraft, Yuggoth se présente sous la forme d’un monde ténébreux de
jardins fongoïdes et de cités sans fenêtres. Au cœur de ces puissantes
cités, où coulent des rivières de poix, se dressent d’immenses tours de pierre
noire. Dans le ciel de Yuggoth, le soleil n'est qu’une étoile parmi d'autres
mais les habitants n’en ont cure : ils n’ont pas besoin de lumière. Et
c’est sans doute dans l’obscurité que l’on extrait des mines de Yuggoth un
métal inconnu, aux étranges propriétés, que l'on transporte ensuite sur Terre.
[1] On lira avec intérêt Lettres de 1929 chez Lyre Press, 2009, avec
de nombreuses correspondances décrivant le charme des paysages de la Nouvelle
Angleterre.
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