vendredi 1 juillet 2016

LES CHRONIQUES D'EL'BIB : L'ANGE A LA FENETRE DE L'OCCIDENT, Gustav Meyrink





L’Ange à la Fenêtre de l’Occident (Gustav Meyrink, 1927 ; édition française chez Retz, 1975, avec des illustrations d’Isabelle Drouin) est un livre important.
D’abord parce qu’il s’agit d’un véritable roman occulte, écrit par un auteur qui maîtrise parfaitement le symbolisme, les correspondances et les techniques initiatiques. On baigne dans l’alchimie, la réincarnation, le paganisme avec un petit parfum de Hieros Gamos. Le fil rouge est bien sûr celui de la recherche de la transcendance et de l’immortalité.
Ensuite parce que l’action se déroule sur deux plans temporels (le XVI ème siècle et le début du XX ème), mais pas à la façon des thrillers ésotériques auxquels nous sommes habitués, à savoir un empilage de tranches de saucisson zébrés de « flash back » [1]. Les deux trames chez Meyrink se chevauchent et finissent par se mélanger de façon convaincante, donnant au récit un ton fluide au service d’une action continue.
Enfin, et peut être surtout, parce qu’il s’agit de la première biographie romancée de John Dee dont les principaux éléments seront par la suite largement recyclés dans toutes les études romantiques qui fleuriront sur le personnage. L’Ange à la Fenêtre de l’Occident est en quelque sorte le vecteur qui introduit John Dee dans les littératures de l’Imaginaire. Lovecraft ne s’y trompera pas, utilisant dès l’année de parution du livre (1927), le personnage du magicien anglais dans son Histoire du Necronomicon : Une traduction anglaise, faite par le Dr. Dee, ne fut jamais imprimée et n’existe qu’à l’état de fragments récupérés à partir du manuscrit original. Il y reviendra l’année suivante (1928) dans L’Abomination de Dunwich : … Or, le personnage principal ne possède que les fragments traduits par John Dee.

Le récit met en scène un certain baron Müller, critique d’art dans le Prague du début du siècle dernier, collectionnant les pièces rares que lui fournit son vieil ami slave, Lipotine. Sa vie va basculer, suite à la réception d’un colis que lui a fait parvenir son cousin, John Rogers, avant de mourir. Un paquet contenant papiers, manuscrits et objets divers provenant de John Dee, un vieil anglais excentrique ancêtre de sa mère. Et de dérouler l’existence d’un personnage multipliant les « ratages » et pour commencer avec un petit stage en prison pour s’être mis à dos la souveraine de l’époque, la Reine Mary. Un ratage compensé par les révélations d’un inquiétant compagnon de cellule, Bartlett Green, qui lui remettra le fameux miroir noir et le mettra sur la piste du trésor exhumé de la tombe de Saint Dunstan, à savoir une boule rouge contenant la materia prima, blanche renfermant de la poudre de projection et un manuscrit faisant office de mode d’emploi. Ratage parce que fondant tous ses espoirs sur la Reine Elisabeth, venant de succéder à Mary et l’ayant élargi, il se fait « balader » par la souveraine sur le thème « je t’aime moi non plus ». Ses projets d’ouvrir une voie maritime par le Groenland échouent alors que ses invocations magiques restent peu convaincantes. C’est la raison pour laquelle il va faire appel à des médiums, et notamment Edward Kelly, pour tenter de passer à la vitesse supérieure. L’or va surgir du fourneau grâce au contenu des deux boules, mais le manuscrit de Saint Dunstan reste indéchiffrable alors qu’il contient la formule pour les « recharger ». L’Ange Vert est évoqué par Kelly, mais lui aussi joue « les allumeuses », promettant sans rien révéler tout en étant de plus en plus exigeant.
La population du village de Dee, Mortlake, se révolte contre les deux compères accusés d’opérations diaboliques, les amenant à s’enfuir à Prague avec la complicité du Prince polonais Larski, tombé sous le charme de Kelly. Ratage à nouveau, car la rencontre avec l’empereur Rodolphe se terminera en queue de poisson, le souverain considérant Dee plus comme un charlatan qu’un véritable mage. Dee demandera du reste conseil à Prague à Rabbi Loew qui tentera, sans succès, de lui indiquer le vrai chemin de la sagesse par l’art de la prière. La fin sera pitoyable : l’Ange Vert ordonne à Dee de « prêter » sa femme Jane à Kelley, laquelle, humiliée, se jettera dans un puits appelé « puits Saint Patrick ». Il rentrera à Mortlake dans son domaine dévasté pour y mourir.

De façon curieuse, les différents éléments de cette saga vont rejaillir sur le Baron qui rentre en possession du miroir noir et des deux boules. Et puis tout se mélange, jusque dans les personnages : il embauche une nouvelle gouvernante qui se souvient d’avoir été Jane dans une autre vie. Il rencontre, par le biais de Lipotine, une inquiétante princesse russe, la princesse Chotokalugine, créature ambiguë qui qui symbolise la tentation et les forces du mal ; c’est Isaïs la noire, grande prêtresse du tantrisme. Elle collectionne d’étonnants artefacts [2](la lance du destin, le bouclier de Roland de Roncevaux… !) et recherche désespérément la pointe de la lance de John Dee. Le Baron résistera à toutes les tentations qui se multiplieront au cours de ses propres invocations à l’aide d’un restant de « poudre rouge ». Sa maison sera détruite par un incendie, Jane se suicidera avec la princesse, et il se retrouvera de l’autre côté du miroir, au domaine d’Elsbethstein où il retrouvera la Reine Elisabeth. Il aura réussi le parcours initiatique que John Dee avait raté et deviendra un Immortel.

A l’exception du manuscrit du Saint, il est peu question de livres dans ce roman, encore moins de bibliothèque. Sauf le journal intime transmis par John Rogers, les propres écrits de John Dee ne sont pas évoqués.

La critique de wikipédia (version anglaise), si elle considère ce roman comme une œuvre majeure, le qualifie pourtant de confus et compliqué. Avis que je ne partage absolument pas. Quand on a compris que le Baron Müller va reprendre la queste ratée de son aïeul et la réussir, les différents éléments du récit s’emboitent parfaitement et offrent au lecteur une vision saisissante de l’Initiation.


[1] Cf in Le Polar Esotérique (Lauric Guillaud et Philippe Marlin, EODS, 2016) l’étude sur la structure des romans de Giacometti et Ravenne.
[2] Ce qui n’est pas sans faire penser à l’excellente série américaine « le Bibliothécaire » (Les aventures d’Harold Flinn et « the librarians »)

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