mardi 15 septembre 2020

LE VIEUX, H.P. Lovecraft

 


Le vieux (Lettre à Duane Rimel du 22 décembre 1934)

 

« Ainsi donc, je n’ai pas parlé du Vieux, moi qui le vois en rêve ! Eh bien — c’était vraiment quelqu’un. Il habitait le marché situé au pied de Thomas Street — la rue montant à flanc de colline citée dans « Cthulhu », où réside le jeune artiste — et plus tard on pouvait le trouver endormi sur l’appui d’une fenêtre basse touchant presque le sol. Parfois, il lui arrivait de se promener sur la colline jusqu’au club de dessin, s’asseyant à l’entrée d’une de ces cours à l’ancienne (de celles qu’on trouvait jadis un peu partout) typiques de Providence. La nuit, lorsque la lumière électrique éclaire les rues, l’espace sous ces arches reste d’un noir d’encre ressemblant à l’embouchure d’un abîme insondable ou à la porte d’une autre dimension sans nom. Et, tel le gardien de mystères insondables, il était là, avec sa silhouette de sphinx noire, incroyablement ancienne, et ses yeux jaunes, le Vieux en personne. Je l’ai connu en 1906, lorsque ma tante aînée habitait Benefit Street ; c’était alors un jeune chat que je croisais en partant de chez elle, mon chemin passant par Thomas Street. Je ne manquais jamais de le caresser et le complimenter. J’avais alors seize ans. Les années passèrent et je continuai de le voir de temps en temps. Il atteignit l’âge mûr, puis plus encore, jusqu’à devenir une antiquité indéchiffrable. Après environ dix ans — durant lesquels j’étais devenu grand et avais moi-même quelques cheveux gris — je commençai à l’appeler « Le Vieux ». Il me connaissait bien et ne manquait jamais de ronronner en se frottant contre mes chevilles, m’accueillant d’un « i-iaou » amical que l’âge rendait de plus en plus rauque. Je finis par voir en lui une connaissance indispensable et faisais souvent un écart pour passer par son territoire habituel au cas où je tomberais sur lui. Ce bon Vieux ! Je m’amuse à voir en lui un héraut des mystères se cachant derrière l’arche noire et me demande si, une nuit, il m’invitera de l’autre côté […] et je me demande aussi si je pourrais revenir sur terre après avoir accepté une telle invitation. Eh bien, d’autres années se sont écoulées. Ma période de Brooklyn vint et s’en alla, et en 1926, n’étant plus qu’une relique de trente-six ans, avec un bon saupoudrage de blanc dans mon buisson, je m’installai à Barnes Street — où mon chemin habituel vers le centre-ville passait par Thomas Street. Et le Vieux était toujours là, sous l’ancienne arche […] »

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