La Maison de la Sorcière (1932, 1933 in Weird Tales). Bien que décriée par les proches de Lovecraft, cette longue nouvelle est tout à fait remarquable dans la mesure où elle nous plonge dans d’étonnantes visions cosmiques, au sein d’un hyper-espace cohérent qui s’inscrit parfaitement dans les canons de la physique moderne. L’auteur n’hésite pas du reste à évoquer les travaux des fondateurs de cette dernière que furent Planck et Heisenberg.
Il est vrai que le héros du récit, Walter Gilman, est un étudiant en mathématiques non-euclidiennes et en physique quantique, tout en s’intéressant au folklore. Une démarche qui le conduit, dans le cadre de l’université d’Arkham, à chercher à associer les mathématiques de l’impossible aux fantastiques arcanes de la magie. Le Pr Upham goûta particulièrement sa démonstration de la parenté des mathématiques supérieures avec certains moments du savoir magique transmis à travers les âges depuis une indi- cible antiquité humaine ou préhumaine où la connaissance du cosmos et de ses lois était plus vaste que la nôtre.
Tout
cela pour dire qu’il est un familier des « Livres Maudits » conservés
à la Bibliothèque de ladite université. Peu fortuné, il vit dans un appartement
quasi délabré, dont les murs présentent des angles anormaux, et qui de surcroît
a été la demeure de la sorcière Keziah Mason. Une sorcière qui a défrayé la
chronique en s’évadant en 1692 de la prison de Salem où elle était détenue.
Le
jeune étudiant est la proie de rêves étranges et fantastiques : Les rêves de Gilman étaient en général des
plongées à travers des abîmes infinis de crépuscule indiciblement coloré et de
sons au déconcertant désordre ; des abîmes dont les propriétés physiques et
gravitationnelles, comme les relations avec sa propre essence, échappaient à
toute tentative d’explication. Il ne marchait ni ne grimpait, ne volait ni ne
nageait, sans non plus ramper ni se tortiller ; mais il faisait toujours
l’expérience d’un mode de déplacement mi- volontaire et mi- involontaire.
Ces
rêves se font de plus en plus inquiétants : Le hurlant abîme crépusculaire étincela devant lui, il se sentit
impuissant dans l’étreinte informe du conglomérat de bulles irisées. En avant,
le petit polyèdre kaléidoscopique filait à vive allure, et dans le vide
bouillonnant, un développement et une accélération du vague système tonal
semblèrent annoncer un paroxysme indescriptible et insoutenable. Il pressentait
ce qui allait arriver – l’explosion monstrueuse des chants walpurgiens, qui
concentraient dans leur sonorité cosmique toute l’effervescence primitive,
fondamentale, de l’espace-temps qui couve derrière les sphères de matière
amoncelées, et jaillit toutefois en réverbérations rythmiques qui pénètrent
atténuées tous les niveaux d’être et confèrent partout dans les mondes une
terrible signification à certaines époques redoutées. Mais tout cela disparut en un instant.
Ils se transforment en
véritables cauchemars au fur et à mesure qu’approche la nuit de Walpurgis, de
sinistre réputation à Arkham où il réside. La sorcière, accompagnée de son
familier, Brown Jenkin, un énorme rat au faciès humain, hantent ses nuits. Il
sombre dans une dépression paralysante, séchant de plus en plus ses cours à
l’Université. Mais lors de ses rares apparitions, il séduit ses professeurs,
par l’audace de ses intuitions : Un
après-midi, il y eut une discussion sur l’existence possible de courbures
insolites de l’espace, et de points théoriques d’approche ou même de contact
entre notre partie du cosmos et diverses autres régions aussi éloignées que les
étoiles les plus lointaines ou les abîmes transgalactiques eux- mêmes – ou même
aussi fabuleusement distantes que les unités cosmiques expérimentalement
concevables au-delà du continuum espace-temps einsteinien. Gilman traita ce
thème avec une aisance qui remplit d’admiration toute l’assistance, même si
certaines de ses hypothèses proposées à titre d’exemple ne firent qu’encourager
les perpétuels bavardages sur la bizarrerie de sa nervosité et de sa solitude.
Gilman se réfugie chez
un jeune étudiant, l’un de ces voisins dans la maison maudite. Mais rien n’y
fait, et il se réveille le matin le corps couvert de griffes et les pieds
boueux. Un enfant disparaît à Arkham, qu’il retrouve dans ses rêves alors que
la sorcière brandit un couteau. On retrouvera Gilman mort dans son lit, éventré
et le cœur dévoré par une sorte de rongeur.
Quelques
commentaires :
°
Les mathématiques de l’Impossible
H. P. Lovecraft fait une
nouvelle fois preuve de son attrait pour les sciences exactes en citant dans ce
texte plusieurs grands noms des mathématiques et de la physique : Max Planck, Werner Heisenberg, Albert Einstein et Willem de Sitter.
* La physique quantique a mis en relief
deux grands principes. Celui de l’incertitude
qui nous dit que nous ne pouvons pas prévoir avec précision le comportement
d’une microparticule, bien que nous sachions que ce comportement est déterminé
à l’avance (Heisenberg). Celui de l’incomplétude qui nous montre que nous
ne pouvons pas prouver la cohérence d’un système mathématique, bien que ses
affirmations non démontrables soient vraies.
*
On voit donc bien qu’il existe deux conceptions opposées de la physique. Celle
dite classique (de Kepler, Newton à Einstein) est déterministe : les
causes ont des effets qui deviennent des causes ; la réalité existe
indépendamment de l’observateur. Celle dite quantique (Heisenberg, Pauli, Bohr)
qui est aléatoire et qui montre que la réalité dépend de l’observation. Ces
deux approches sont contradictoires mais chacune rigoureusement exacte sur le
plan mathématique. Elles se sont affrontées en la personne de leurs partisans
par les fameux Congrès de Solvay dont
le premier a eu lieu en 1927. Les tentatives de conciliation par ce qu’on
appelle la théorie du tout ont
jusqu’à présent échoué. Le premier pas vers une théorie du tout a cependant été
effectué par l'astrophysicien anglais Stephen Hawking qui a montré
qu'au niveau quantique, une particule peut s'échapper par effet tunnel d'un trou noir (singularité de
distorsion de l'espace-temps, prédite par la théorie de la
relativité générale). On parle ici de
théorie des cordes.
°
Les livres
Si
le Necronomicon est souvent évoqué
dans la nouvelle, sont également cités :
Le Livre d’Eibon ou Liber Ivonis qui a été inventé par Clark Ashton Smith dans la nouvelle Ubbo-Sathla
(1933), et a été repris par la suite par Lovecraft. Il est censé avoir été
écrit par un sorcier d'Hyperborée, et s'être transmis au fil des siècles parmi les
sorciers. Smith mentionne une traduction française médiévale dérivée d'une
version grecque, mais on ne peut remonter au-delà. Il en existe également des
traductions en anglais et en latin (le Liber Ivonis).
L’Unaussprechlichen Kulten de von Juntz. Il s’agit d’une création de Robert E.
Howard dans ses nouvelles Les Enfants de
la Nuit et La Pierre noire (1931).
D’après Joan Stanley, Von Junzt voyagea partout dans le monde. On l’accusa
d’être initié à certains des cultes dont il parlait et d’avoir une connaissance
de première main de beaucoup de leurs rites et de leurs pratiques. Il passa quarante-cinq
pleines années de sa vie à prier en des endroits étranges et à découvrir des
choses secrètes et épouvantables. Malheureusement, lorsqu’il mourut, presque
tous ses papiers personnels furent détruits par son meilleur ami ou par sa
famille. L’Université de Miskatonic a néanmoins réussi à récupérer certains
d’entre eux, dont son exemplaire personnel.
°
Les créatures
Les
entités Azathoth
et Shub-Niggurath
sont évoquées tandis que Nyarlathotep apparaît sous les traits du
légendaire « Homme noir », démon traditionnellement associé aux
sabbats des sorcières. Enfin, Keziah Mason semble entretenir des relations
indéfinies avec les Anciens, race extraterrestre semi-végétale décrite dans Les Montagnes hallucinées.
°
La critique
(Wiki) La Maison de la
sorcière ne connut pas un accueil
très chaleureux tant à l'époque de sa rédaction que dans les écrits postérieurs
des spécialistes de Lovecraft. Dans sa correspondance avec l'auteur, August
Derleth fera part de ses doutes sur la nouvelle. Lovecraft en parle
dans une lettre à destination d'un autre correspondant : « Derleth n'a pas dit qu'elle ne se vendrait pas ; en
fait, il pensait davantage qu'elle se vendrait. Il en dit que c'est une
« pauvre histoire », ce qui est tout à fait différent et bien plus
lamentable ». Lovecraft répondit également directement à
Derleth : « [V]otre réaction à mon pauvre
La Maison de la sorcière est, à peu de choses près, ce à quoi je m'attendais
— bien que je ne pense pas que ce torchon soit aussi mauvais que vous ne le
pensiez... Toute cette affaire me montre que ma carrière fictionnelle est
probablement terminée. »
Découragé par cet échange, Lovecraft refusa de
soumettre son histoire à la publication ; sans mettre Lovecraft au
courant, Derleth la soumettra plus tard à Weird Tales qui l'accepta.
De nombreux critiques ont partagé l'avis de Derleth
depuis lors. Lin Carter traita l'histoire d'« effort
mineur » qui « reste singulièrement
unidimensionnel, bizarrement peu satisfaisant ». Peter Cannon dit
que « la plupart des critiques sont d'accord »
sur le fait que cette nouvelle, avec The Thing on the Doorstep, est « la plus mauvaise
des histoires tardives de Lovecraft ».
Selon S. T. Joshi
et David E. Schultz, « alors que l'histoire contient
des descriptions formidablement cosmiques de l'hyper-espace, HPL ne semble pas
avoir pensé aux détails de l'intrigue de manière satisfaisante… C'est comme si
HPL visait simplement une succession d'images incroyables sans s'ennuyer à les
rassembler dans une suite logique ».
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