Dans l’Abîme du Temps (1935, in Astounding Stories 1936). Il s’agit de l’un
des derniers textes de Lovecraft et peut être le plus abouti. Un mini-roman en
sept chapitres, une intrigue consistante et une montée en puissance de
l’horreur comme seul l’auteur savait le faire.
Si la chose s’est produite, alors l’homme doit être
préparé à accepter, sur l’univers et sur la place que lui-même occupe dans le
tourbillon bouillonnant du temps, des idées dont le plus simple énoncé est
paralysant. Il faut aussi le mettre en garde contre un danger latent,
spécifique qui, même s’il n’engloutit jamais la race humaine tout entière, peut
infliger aux plus aventureux des horreurs monstrueuses et imprévisibles.
Nous partageons du
récit du professeur Nathaniel Wingate Pealse, professeur d’économie politique à
l’université de Miskatonic qui va être frappé d’une longue et étrange amnésie
de 1908 à 1913. Il perdra durant cette période son emploi et son épouse, du
fait d’un comportement bizarre : il fait preuve de connaissances étranges,
passe son temps dans les bibliothèques à faire des recherches sur le folklore,
dévore tous les livres « maudits » qu’il trouve, entreprend de
nombreux voyages (Himalaya, Arabie, Spitzberg) tout en cultivant des relations
intimes avec les chefs de groupes
d’occultistes, et des érudits suspects de relations avec des bandes innommables
d’odieux hiérophantes du monde ancien.
Il reviendra à la
raison en septembre 1913. Seul un de ses fils, Wingate, lui est resté fidèle.
Il reprendra son travail à l’université, mais pour une durée très courte,
victime de rêves et de sensations étranges qui peu à peu vont le miner. Il a le
sentiment d’avoir été l’objet d’un « échange » avec un autre esprit.
Et progressivement ses visions vont se préciser : celles d’une cité
colossale, de salles gigantesques où sont entreposés des manuscrits. Il
comprendra alors avoir pris le corps d’un membre de la Grande Race de Yith et
que son propre corps est habité par l’esprit de l’intrus, afin de se documenter
sur notre monde. Pour sa part, il sera chargé de rédiger les « chroniques
de notre monde ». Car ceux de la Grande Race sont en quelque sorte les
« bibliothécaires de l’impossible », collectant toutes les archives
de passés immémoriaux ou de futurs improbables. On eût dit d’énormes cônes iridescents de dix pieds de haut et autant
de large à la base, faits d’une substance striée, squameuse et semi-élastique.
De leur sommet partaient quatre membres cylindriques flexibles, chacun d’un
pied d’épaisseur, de la même substance ridée que les cônes eux- mêmes. Ces
membres se contractaient parfois jusqu’à presque disparaître, ou s’allongeaient
à l’extrême, atteignant quelquefois dix pieds. Deux se terminaient par de
grosses griffes ou pinces. Au bout d’un troisième se trouvaient quatre
appendices rouges en forme de trompette. Le quatrième portait un globe
jaunâtre, irrégulier, d’environ deux pieds de diamètre, où s’alignaient trois
grands yeux noirs le long de la circonférence centrale.
Le professeur Pealse
fait, au cours de ses travaux, des rencontres fantastiques. Il y avait un esprit de la planète que nous
appelons Vénus, qui vivrait dans un nombre incalculable d’époques à venir, et
un autre d’un satellite de Jupiter qui venait de six millions d’années avant
notre ère. Parmi les esprits terrestres, il y en avait de la race
semi-végétale, ailée, à la tête en étoile, de l’Antarctique paléogène ; un du
peuple reptilien de la Valusia des légendes ; trois sectateurs hyperboréens de
Tsathoggua, des préhumains couverts de fourrure ; un des très abominables
Tcho-Tchos ; deux des arachnides acclimatés du dernier âge de la terre ; cinq
des robustes espèces de coléoptères, successeurs immédiats de l’humanité, à qui
ceux de la Grand-Race transféreraient un jour en masse leurs esprits les plus
évolués face à un péril extrême ; et plusieurs des différentes branches de
l’humanité.
Je m’entretins avec l’esprit de Yiang-Li, un
philosophe du cruel empire de Tsan-Chan, qui viendra en 5000 après J.-C. ;
avec celui d’un général de ce peuple à grosse tête et
peau brune qui occupa l’Afrique du Sud cinquante mille ans avant J.-C. ; et
celui du moine florentin du XIIe siècle nommé Bartolomeo Corsi ; avec celui d’un
roi de Lomar qui gouverna cette terrible terre polaire cent mille ans avant que
les Inutos jaunes et trapus ne viennent de l’Occident pour l’envahir.
Je conversai avec l’esprit de Nug-Soth, magicien des conquérants
noirs de l’an 16000 de notre ère ; avec celui d’un Romain nommé Titus
Sempronius Blaesus, qui fut questeur au temps de Sylla; avec celui de Khephnes,
Égyptien de la quatorzième dynastie, qui m’apprit le hideux secret de
Nyarlathotep; et celui d’un prêtre du Moyen Empire de l’Atlantide ; et celui de
James Woodville, hobereau du Suffolk au temps de Cromwell ; avec celui d’un
astronome de la cour dans le Pérou préinca ; avec celui du physicien australien
Nevil Kingston-Brown, qui mourra en 2518; avec celui d’un archimage du royaume
disparu de Yhé dans le Pacifique ; celui de Theodotides, fonctionnaire grec de
Bactriane en 200 avant J.-C. ; avec celui d’un vieux Français du temps de Louis
XIII qui s’appelait Pierre-Louis Montagny; celui de Crom-Ya, chef cimmérien en
l’an 15000 avant J.-C. ; et tant d’autres que mon cerveau ne peut retenir les
épouvantables secrets et vertigineuses merveilles qu’ils m’ont révélés. Il comprend aussi, pour voir des souterrains grillagés
d’où proviennent des sons répugnants, que la Grande Race est menacée par une
antique race d’entités de forme semai-polypeuse, soigneusement gardées
prisonnières.
Il met tout cela sur
le compte de l’imagination et publie des chroniques sur ses
« visions », aidé par son fils devenu professeur de psychologie à
l’Université.
Suite à un article
dans la Revue de la Société Américaine de
Psychologie, il est contacté par le professeur australien Mackenzie qui lui
explique, photos à l’appui, qu’il pense avoir avec son collègue le Dr Boyle, trouvé
dans le désert des structures et des inscriptions qui semblent correspondre aux
descriptions de ses récits. Une mission est alors montée sous l’égide de
l’Université. Le professeur William Dyer,
directeur des études géologiques – chef de l’expédition antarctique de
Miskatonic en 1930-1931 –, Ferdinand C. Ashley, professeur d’histoire ancienne,
et Tyler M. Freeborn, professeur d’anthropologie, m’accompagnaient, ainsi que
mon fils Wingate.
Les blocs cyclopéens
sont effectivement retrouvés. Et lors d’une expédition solitaire, le narrateur
se retrouvera dans les immenses bibliothèques et partira à la recherche de son
propre manuscrit. La chute est prévisible : Aucun œil n’avait vu, aucune main n’avait touché ce livre depuis la
venue de l’homme sur cette planète. Pourtant, lorsque je braquai ma torche sur
lui dans ce terrifiant abîme, je vis que les caractères bizarrement colorés sur
les pages de cellulose cassante et brunie par les âges n’étaient pas du tout de
ces hiéroglyphes obscurs datant de la jeunesse de la terre. Non, c’étaient les
lettres de notre alphabet familier, composant des mots anglais écrits de ma
main.
° Livres
Des notes marginales restent la preuve tangible de mes
recherches minutieuses dans des ouvrages tels que Cultes des Goules, du comte d’Erlette, De Vermis Mysteriis, de Ludvig Prinn, Unaussprechlichen Kulten de von Junzt, les fragments conservés
de l’énigmatique Livre d’Ebon, et
l’effroyable Necronomicon de
l’Arabe fou Abdul Alhazred. Et puis, il est indéniable aussi que l’activité des
cultes clandestins reçut une nouvelle et néfaste impulsion à peu près au moment
de mon étrange métamorphose.
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