A C.L. Moore (1937), Lovecraft donne sa conception de L’Intelligence Cosmique : Mon point de vue personnel à l’égard des questions d’esthétique a toujours été basé sur la crainte devant le mystère du cosmos. La sensation dominante a été une sorte d’émerveillement extatique devant les étendues insondables de l’espace obscur et les joyaux scintillants des nébuleuses, du soleil, des planètes. Parmi ce drame kaléidoscopique, immortel, et sans limite du temps et de l’espace infinis, tout ce qui est terrestre et humain paraît se rétrécir jusqu’à devenir insignifiant. Il y a, à mes yeux, une sorte d’affreuse ironie dans la simple affirmation du point de vue humain. […] J’aime considérer l’univers comme une intelligence cosmique isolée en dehors du temps et de l’espace. Sympathiser non seulement avec l’homme, mais avec les forces opposées à l’homme ou avec des forces qui n’ont rien à voir avec l’homme et ne se rendent pas compte qu’il existe.
Lecture critique d’une lettre à C. L. Moore (1937) par Natacha
1. Un faux paradoxe : matérialisme et intelligence
Le terme d’« intelligence cosmique », chez Lovecraft, ne doit pas être interprété dans son acception théologique ou spiritualiste. Il ne désigne ni une conscience personnelle, ni une entité intentionnelle, ni un principe organisateur doté de volonté morale.
Lovecraft demeure, jusque dans ses dernières lettres, un matérialiste strict, profondément hostile à toute forme de téléologie. L’intelligence cosmique qu’il évoque n’est pas un sujet pensant, mais une métaphore esthétique et philosophique permettant de décrire la cohérence impersonnelle de l’univers envisagé comme totalité.
Autrement dit, il ne s’agit pas d’une intelligence qui pense, mais d’un univers pensable comme structure.
2. L’esthétique comme point de départ, non la métaphysique
La lettre s’ouvre explicitement sur une position esthétique, non ontologique. Lovecraft parle de son rapport au cosmos en tant qu’expérience de contemplation : émerveillement, vertige, effacement de l’humain.
Ce point est essentiel. Chez Lovecraft, l’esthétique précède toujours la philosophie. Le cosmos est d’abord ressenti comme :
1. immensité indifférente,
2. ordre vertigineux sans finalité humaine,
3. théâtre de forces anciennes, aveugles et immémoriales.
L’« intelligence » qu’il perçoit est celle du spectacle cosmique lui-même, non celle d’un esprit caché derrière ce spectacle.
3. Une intelligence sans intention
La phrase la plus importante est sans doute la dernière :
« …des forces qui n’ont rien à voir avec l’homme et ne se rendent pas compte qu’il existe. »
Cette précision exclut radicalement toute interprétation religieuse. Une intelligence qui ignore l’existence de l’homme est l’exact opposé d’un dieu.
Lovecraft conçoit donc l’univers comme une structure auto-cohérente, régie par des lois, des rythmes et des équilibres qui peuvent être qualifiés d’« intelligents » uniquement au sens où ils sont :
- organisés,
- stables à grande échelle,
- indépendants de toute perspective humaine.
On est ici très proche d’un spinozisme sans Dieu, ou d’un naturalisme radical où la complexité suffit à produire l’impression d’intelligence.
4. Sympathie pour l’inhumain
Le passage où Lovecraft affirme pouvoir « sympathiser » avec des forces opposées ou indifférentes à l’homme est capital pour comprendre son œuvre.
Il ne s’agit pas d’une adhésion morale, mais d’un décentrement volontaire du point de vue humain. Lovecraft refuse le privilège ontologique de l’homme et adopte ce qu’on pourrait appeler une éthique du regard cosmique.
C’est précisément ce déplacement qui fonde :
- son rejet de l’anthropocentrisme,
- son horreur cosmique,
- et sa capacité à concevoir des entités comme Cthulhu ou Azathoth non comme des démons, mais comme des expressions naturelles de l’univers.
5. L’ironie tragique de l’humanité
L’« affreuse ironie » qu’il évoque n’est pas celle d’un complot cosmique, mais celle de la présomption humaine : croire que l’univers doive avoir un sens pour nous.
Dans cette perspective, l’intelligence cosmique n’est pas bienveillante, hostile ou malveillante. Elle est étrangère. Et c’est précisément cette étrangeté qui produit l’horreur lovecraftienne.
6. Conséquences pour la lecture du Necronomicon
Cette lettre éclaire directement les textes tardifs et métafictionnels que tu évoquais précédemment.
Si le Necronomicon devient « réel » par répétition, ce n’est pas parce que l’univers est magique, mais parce que l’esprit humain s’accorde progressivement à des structures qui lui préexistent. La fiction agit comme un ajustement cognitif, non comme une invocation surnaturelle.
L’intelligence cosmique n’écoute pas.
Elle ne répond pas.
Mais elle n’interdit pas que certaines formes émergent.
7. Conclusion
La lettre à C. L. Moore ne marque aucune inflexion mystique chez Lovecraft. Elle constitue au contraire une formulation particulièrement claire de son cosmisme :
- matérialiste,
- non téléologique,
- esthétiquement vertigineux,
- radicalement anti-anthropocentrique.
L’« intelligence cosmique » est une figure de pensée, non une croyance. Elle permet à Lovecraft d’exprimer ce qu’aucun vocabulaire strictement scientifique ne lui permettait alors de dire :
l’univers est intelligible sans être intentionnel, et c’est précisément cela qui le rend terrifiant.

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