C’est toujours agréable de réviser ses classiques et la publication sous forme de BD de 1984 de George Orwell (adaptation de Fido Nesti, Grasset 2020) nous en donne le prétexte[1]. D’autant que ce roman résonne curieusement avec une actualité récente, rythmée par la pandémie et le terrorisme aveugle. L’air est empesté par les effluves de la conspiration et de la collapsologie sur fond d’apocalypse rampante. George Orwell a écrit ce bouquin en 1948 et imagine la Grande-Bretagne, trente ans après une guerre nucléaire entre l'Est et l'Ouest censée avoir eu lieu dans les années 1950, et où s'est instauré un régime de type totalitaire fortement inspiré à la fois du stalinisme et de certains éléments du nazisme. La liberté d'expression n’existe plus. Toutes les pensées sont minutieusement surveillées, et d’immenses affiches sont placardées dans les rues, indiquant à tous que « Big Brother vous regarde » (Big Brother is watching you). Le livre de Nesti est élégant, fort de 224 pages, et très fidèle à l’original. On y trouve du reste, sous une typographie à l’ancienne, de larges extraits du Livre de Cassandre qui circule sous le manteau et qui décrit la transition entre les deux mondes et les caractéristiques essentielles de l’Ordre Nouveau. La planète est divisée en trois blocs, l’Océania (Amériques, îles de l'Atlantique, comprenant notamment les îles Anglo-Celtes, Océanie et Afrique australe), l’Eurasia (reste de l'Europe et URSS) et l’Estasia (Chine et ses contrées méridionales, îles du Japon, et une portion importante mais variable de la Mongolie, de la Mandchourie, de l'Inde et du Tibet) qui sont en guerre perpétuelle les uns contre les autres. Une guerre totale et ridiculement inutile, car les forces en présence sont équivalentes et nul ne pourra jamais prendre le contrôle des autres.
Nous découvrons le nouveau Londres (en Océania) en compagnie de Winston Smith, anti-héros par excellence dans le costume d’un obscur employé dans l’un des quatre ministères qui emploient la population[2]. Il possède un poste stratégique, œuvrant dans les équipes chargées en permanence de réécrire l’histoire en fonction de l’évolution de la pensée du parti. Il vit dans un petit appartement où trône un grand téléviseur, chargé de déverser en permanence la « bonne parole », mais aussi d’observer ce qui se passe chez les gens. Il a réussi à installer une petite table derrière l’appareil où il peut s’isoler pour écrire sans être vu, torturé par des bouffées d’incompréhension quant à la logique du système. Comme tous les citoyens, il se doit de participer régulièrement à la « minute de la haine », pour vilipender le « Traître Emmanuel Goldstein » supposé être à la source de tous les maux de la société. C’est à l’occasion de ces manifestations qu’il rencontre Julia avec laquelle il vivra une relation passionnée, dans des appartements glauques ou dans les ruines d’une abbaye. Winston sera contacté par un certain O’Brien, à la tête de la Fraternité, mouvement de résistance supposé être conduit par Goldstein. Il lui remettra une copie du Livre de Cassandre, tout en attirant l’attention du couple sur leur peu de chances d’échapper à la Police de la Pensée. Et de fait, les deux amants finiront par être arrêtés et torturés, O’Brien jouant évidemment double jeu. Les scènes de lavage de cerveau de notre pauvre rebelle sont à la limite du soutenable, et son petit stage dans la chambre dite 101 l’amènera à capituler et à faire amende, reconnaissant ses erreurs grossières. Il obtiendra sa libération, mais une libération en trompe œil. Winston Smith terminera en effet rapidement sa carrière terrestre par une balle tirée par derrière qui lui fracassera le crâne. Quant à Jane, elle se fondra dans l’oubli éternel.
Cette version BD, comme le roman original, se conclut sur un excellent dossier annexe donnant les principes de base de la Novlangue (ou Néoparler). Un dossier très fouillé, véritable traité de linguistique imaginaire, qui montre comment on peut utiliser le langage pour restreindre, voire supprimer, toute liberté de penser. C’est tout simplement effrayant !
La manipulation du langage à des fins de propagande est un vaste sujet et nos politiques n’ont pas fait mieux, du reste, sur la période récente, en tronquant certains propos de Orwell pour condamner la gestion du gouvernement dans la gestion de la crise sanitaire de 2020. Le journaliste Marius Dupont-Besnard note[3] sur son blog Numerama (octobre 2020) :
Il y a quelque chose d’absurde, mais aussi de malsain, à voir 1984 être utilisé dans le contexte actuel. Le régime décrit par Orwell était une dénonciation des régimes totalitaires qui ont terrorisé l’humanité au XXe siècle. Évidemment, comme souvent en littérature d’anticipation, il est tout à fait possible d’en extraire des propos pertinents pour l’appliquer aux évolutions — et dérives — de notre société (nous parlions récemment dans Numerama de la pertinence de 1984 à notre époque). Mais une application à ce contexte de pandémie est une grave erreur, à plusieurs égards.
Dans un régime totalitaire, l’État de droit est inexistant. Les régimes nazis et staliniens réfutaient le principe juridique même, ayant tous deux entrepris de réduire le cadre légal comme peau de chagrin afin de soumettre le pays au principe de l’arbitraire. Inversement, dans un État de droit comme la France actuelle, même les restrictions de liberté sont elles-mêmes encadrées par la loi. Le couvre-feu ne pouvait être déclenché qu’à partir du moment où l’état d’urgence était le cadre légal déclaré. Et l’état d’urgence, qui permet de déroger à la liberté de circuler, est lui-même régi et limité juridiquement. À cet aspect légal, ajoutons la spécificité du contexte : une pandémie. Il s’agit d’un état d’urgence sanitaire face à la saturation croissante des hôpitaux en pleine deuxième vague.
Dans 1984, il n’y a aucun virus qui circule, ni État de droit. L’annihilation de la curiosité, de la joie de vivre à laquelle fait référence Orwell ; la prédominance des émotions de terreur ; l’interdiction de toute contestation et de toute diversité ; les restrictions liberticides sont le fruit d’un régime qui instaure une destruction automatisée et systématique de la pensée, de la dignité humaine et de la liberté. Cela ne s’applique pas à une pandémie, où les mesures sont là pour sauver des vies et soulager le personnel soignant.
Arrivé à ce stade de la réflexion sur le livre d’Orwell, on ne peut s’empêcher de se poser LA question toujours sous-jacente dès que l’on aborde le problème de la conspiration totalitaire : tout ça pourquoi ? Jean-Pierre Monteils, dans Les Magiciens du Crépuscule (Arqua, 2020), ouvre le débat du ça sert à quoi ? Et de nous proposer une typologie basique :
° un petit groupe de personnes qui cherchent à tirer un maximum de profit de l’exploitation de notre monde pour leur propre compte,
° ou à l’inverse des êtres parvenus à un tel niveau de spiritualité qu’ils souhaitent assurer le bonheur de leurs congénères,
° ou encore une assemblée cherchant à détruire notre monde de la façon la plus radicale possible (mais pourquoi ?)
° ou aussi des « envahisseurs » en quête de moyens de subsistance au profit de leur propre peuple en déshérence (extra – ou intra terrestres, mais aussi lémuriens, reptiliens…)
° enfin pour être complet, une vengeance de Satan visant à détruire les œuvres de Dieu.
Force est d’admettre que ça colle assez mal avec ce cher Big Brother. Il doit comme tout le monde aimer la tête de veau, avoir du cholestérol et mal supporter une femme acariâtre ! Alors ?
[1] George Orwell (Eric Arthur Blair de son vrai nom, 1903-1950) est entré également dans la prestigieuse collection « La Pléiade » en octobre 2020.
[2] Ces quatre ministères sont représentés comme quatre grands blocs qui « écrasaient complètement l'architecture environnante »22, démesurément hautes et identiques. Elles constituent principalement l'appareil gouvernemental.
· Le Ministère de la Vérité (Miniver) : s'occupe de « l'information, de l'éducation, des divertissements et des beaux-arts »
· Le Ministère de la Paix (Minipax) : s'occupe de la guerre
· Le Ministère de l'Amour (Miniamour) : s'occupe du respect de la loi et de l'ordre
· Le Ministère de l'Abondance (Miniplein) : est responsable des affaires économiques
[3] Concernant les fausses citations, c’est Nicolas Dupont-Aignan qui en remporte la palme. L’homme politique a partagé ceci sur Twitter [mise à jour : il a dorénavant supprimé son tweet, voir copie d’écran plus bas] : « En dehors du travail, tout sera interdit… Marcher dans les rues, se distraire, chanter, danser… ». Malgré nos recherches dans différentes traductions du livre, nous n’avons pas pu identifier cette citation. Sur Reddit, des utilisateurs signalent avoir vu cette citation apparaître pour la première fois en anglais : « Everything other than working was forbidden : walking in the streets, having fun, singing, dancing, getting together, everything was forbidden… ». Et là encore, nous n’avons pas pu trouver trace de cette phrase dans le manuscrit en version originale. Cela semble donc être tout bonnement la traduction d’une fausse citation.
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