L'avant-dernier livre
L’avant-dernier livre de Jean-Christophe Pichon et Henri Veyrier. Editions L’œil du Sphinx, 36-42 rue de la Villette, 75019 Paris – France.
Cet
ouvrage est un cadeau merveilleux qu’offre Jean-Christophe Pichon à
tous les amoureux des livres. En rédigeant une biographie vivante
d’Henri Veyrier c’est toute l’histoire du livre au siècle dernier qui se
dessine, c’est donc notre histoire, une histoire complexe, tumultueuse
et passionnante.
Henri
Veyrier a consacré toute sa vie au livre, en toutes ses dimensions. Il
fut libraire, éditeur, diffuseur, distributeur, soldeur, compagnon de
route d’auteurs et d’artistes. Acteur exemplaire du monde du livre, il
est également l’un des rares témoins présents à chacune des mutations
qui le traversent. Il est l’interlocuteur idéal permettant à
Jean-Christophe Pichon de poser cette question brûlante :
« Si
le support du livre devait disparaître, comment une œuvre pourrait-elle
survivre au-delà de la disparition de son enveloppe physique, ou a
contrario comment l’industrie qui régit la fabrication et la
distribution de l’objet s’effacerait sans que l’œuvre ne disparaisse
aussi ? Une âme peut-elle exister hors du corps qui la contient, et se
réincarner dans n’importe quelle autre carapace sous quelque forme que
ce soit.
Henri Veyrier sera-t-il la courroie de transmission jusqu’à L’avant-dernier Livre ? Y en aura-t-il un dernier gravé dans le bois du papier, juste avant une mutation annoncée ? »
L’ouvrage
est rythmé par la vie d’Henri Veyrier. Sept parties sont distinguées de
son enfance cévenole aux temps actuels, temps d’inventaire et aussi de
prospective sur le futur. Nous le côtoyons libraire après la Deuxième
Guerre mondiale. Nous partageons ses multiples rencontres, riches et
contrastées avec les éditeurs qui ont jalonné sa vie professionnelle et
personnelle. Nous découvrons sa vie d’éditeur, ses amitiés avec les
auteurs avec comme seul fil conducteur l’amour du livre.
Sa
démarche devient chevaleresque quand il révolutionne le monde du livre
en développant les soldes, sauvant des milliers de volumes du pilon,
offrant une nouvelle vie à tant d’ouvrages condamnés dont certains
connurent grâce à lui un véritable succès. Il épaula beaucoup de petits
éditeurs qui se consacrèrent à des auteurs aussi essentiels que peu
vendables.
« Tous
ces éditeurs indépendants, rappelle Jean-Christophe Pichon très
justement, avec lesquels Henri Veyrier commerçait directement ou
indirectement, les livres passant entre ses mains, représentaient la
toile de fonds de sa vie de soldeur. Ils étaient aussi une toile
imprimée par un siècle de successives évolutions littéraires. La plupart
des innovations, des modifications, de nos comportements, des
bouleversements, des révolutions, ont pris naissance dans le bouillon
d’une impressionnante profusion de manifestes, textes, livres, essais ou
témoignages fabriqués chez de petits éditeurs courageux, maltraités par
la censure, par les apparatchiks de la pensée unique et poussés vers la
sortie. Or ces indépendants, parfois également auteurs eux-mêmes, ou
d’abord libraires, se sont partagés tous ces écrivains qui faisaient
peur, bien avant qu’ils ne soient disséqués et critiqués par les
institutions, puis récupérés. »
Nous
le voyons, Jean-Christophe Pichon et Henri Veyrier nous parle du livre
vivant et non du produit de marketing. Ils nous parlent de la pensée
créatrice et libre qui se heurte aux ogres conditionnés de la finance.
Ils évoquent un combat contre le cannibalisme du livre formaté.
« L’éditeur
était un alchimiste qui changeait la plume en plomb, l’écriture en
typographie, la cursive en caractère mobile. Le papier qu’il utilisait,
de l’apparence, d’un grain de peau, offrait la douceur d’une caresse,
velours, vélin ou vergé ; il exhalait un parfum et excitait nos sens.
Japon, Chine, Hollande ou Madagascar, il invitait au voyage. »
Le livre est ici un écrin dans lequel la pensée fécondante et libératrice peut rayonner longuement.
« Avant-guerre,
confie Henri Veyrier, on ne soldait pas les livres. Ce n’était pas
nécessaire : les livres étaient faits pour durer, pour transmettre une
pensée, une intention créative, une matière qui devait bouleverser les
esprits. Le sang d’un livre venait de loi, d’une circulation vieille de
plusieurs siècles et perdurait autant que son contenu le permettait. »
Au
fil des pages, le lecteur croise, au gré des évocations, Gertrude
Stein, Sylvia Beach, Georges Bataille, André Breton, Tristan Tzara,
Sarane Alexandrian, Robert Denoël, Guy Debord, Jacques Mesrine, René
Baudouin, Guy Schoeller, Jean-Jacques Pauvert, Jacques Paulhan,
Dominique Aury, Boris Vian, André Gide et tous ceux, connus ou moins
connus, qui comptent dans l’histoire du livre au siècle dernier. Les
questions épineuses ne sont jamais évitées, par exemple celle de la
censure :
«
La censure, nous dit Jean-Christophe Pichon, a sévi de tout temps :
quand il fallait penser que la terre était plate, il ne fallait pas
écrire qu’elle était sphérique ; quand on pensait que le soleil tournait
autour de la terre, il ne fallait pas écrire le contraire ; quand on
pensait qu’il n’y avait qu’une seule religion, on ne pouvait pas écrire
qu’il y en avait plusieurs ; quand on pensait que l’âme était éternelle,
on ne pouvait pas écrire qu’elle était mortelle ; et quand on passait
outre, on risquait la torture et la mort. Qu’elle soit de mœurs,
sociale, politique, historique, anticomplotiste ou antiterroriste,
qu’elle se nomme tolérante ou autocensure, la censure quelle que soit sa
robe, est engendrée par l’idée universelle que l’homme commun n’est pas
capable de penser par lui-même, qu’il n’a pas le droit de lire ou de
voir ce qu’on ne lui a pas permis de lire ou de voir. Qu’un homme qui
lit qu’un autre homme est un assassin deviendra lui-même un meurtrier.
Dans un monde connecté où les informations passent aussi vite que la
lumière d’un endroit de la planète à l’autre, il est quasiment certain
que les censures exercées par les états devront se multiplier, se
consolider avec fermeté pour protéger aussi longtemps que faire se peut
les fragiles barrières de notre subconscient. Sachant que lorsque ces
dernières tombent, les fragiles fondements de nos sociétés
s’effondrent. »
La
censure morale et politique s’exerça avec force jusqu’aux années 1980.
D’autres censures prirent le relais, plus insidieuses, plus financières
aussi. Les monopoles de l’édition et de la distribution, les mutations
technologiques favorisent les renoncements, les autocensures et les
interdictions de fait sous des prétextes commerciaux.
La conclusion de Jean-Christophe Pichon, qui nous somme de nous extraire de notre torpeur, est terrible :
« Dans
quelques milliers d’années, notre civilisation éteinte, nos livres
réduits en poussières et nos « bibliothèques » informatiques enfouies
sous terre détruites par un orage ou un déluge cosmique d’un niveau que
nous ne pouvons pas encore imaginer, ne sera plus qu’un lointain
souvenir dans le cerveau reptilien de notre descendance. Il ne restera
que peu de choses si ce n’est quelques objets épars dans une montagne de
déchets toxiques, un morceau de frontispice quelconque sur lequel
seraient gravés quelques mots à demi effacés qui poseraient une question
existentielle insoluble qu’il faudra traduire, mais pas suffisamment
explicite pour que l’imaginaire d’un peuple différent du nôtre puisse
concevoir ce que nous étions : « Pourquoi quelque chose plutôt que rien ? »
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