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ARTICLE DE Dominique ZINENBERG
Paru dans Francopolis – été 2023
Sur la frange écumeuse qui relie les mondes
Je est un monstre est un titre qui convoque à la fois Rimbaud et Baudelaire. Rimbaud pour « Je est », Baudelaire, explicitement, avec le terme « monstre » en dernière page de l’ouvrage de Colette Klein qui reprend les vers du poème liminaire des Fleurs du Mal, « Au lecteur » qui finit par : « Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat. // Hypocrite lecteur, - mon semblable – mon frère ! » Ainsi passe-t-elle de « l’autre » au « monstre » par un glissement qui aggrave le sort du « Je » humain trop humain.
Les vingt et une nouvelles sont traversées par des questions existentielles et métaphysiques et surtout par l’obsession de la mort : celle qui nous attend, celle que l’on souhaite à quelqu’un, celle que l’on donne, celle que l’on se donne, celle qui surprend, celle qui laisse seul(e) et déjà quasi mort. La proximité obsessionnelle à la mort dans les nouvelles de l’écrivaine la conduit d’un point de vue narratif à passer aisément du réalisme au fantastique, et à faire passer ses personnages d’un côté à l’autre du miroir. À force de convoquer l’autre qui est décédé, le personnage finit par vivre d’une vie équivoque, fantomale.
Et ces êtres sont d’autant plus désemparés face à la confrontation avec la mort qu’ils n’ont aucunement foi en Dieu. Ce fait est rappelé souvent et sans doute contribue-t-il à renforcer le climat d’angoisse et de vide. Dans « Destin » par exemple il est dit du personnage : « Il avait depuis longtemps cessé de croire en quoi que ce soit, et l’art, même dans ses formes les plus pures, l’avait toujours ennuyé. » (p.160)
Peu de personnages par nouvelle, parfois même, un seul personnage est confronté à l’angoisse de vivre ou de devoir mourir. Et une fois que l’on a lu l’ensemble des nouvelles, on est pris de vertige devant cette mosaïque d’individus en proie aux ombres funèbres et funestes. Chacun est livré à une solitude que rien ni personne ne peut atténuer. La solitude et la mort vont de pair : elles sont toutes deux enfermement, emmurement, suffocation.
Les problématiques chères aux philosophes existentialistes comme Cioran, Sartre ou Camus retrouvent vitalité et défi dans les nouvelles de Colette Klein.
De même qu’il y a des jeux de lumière qui aveuglent ou éblouissent, il y a des tranches de vie parallèles qui déstabilisent aussi bien le personnage qui les subit que les lecteurs qui doivent s’ouvrir à l’irrationnel, aux basculements d’une réalité à une autre, au double, au retour des morts, aux réapparitions ou aux disparitions comme s’il fallait savoir par intermittence que tout n’est qu’illusion et jeux de dupes.
« En revenant à sa place, l’homme vit que le jour se levait. Une lueur blême et jaunâtre s’incrustait dans une steppe aride. Au loin, on devinait la mer se dépliant en silence sur le sable déjà chaud. Le ciel, sans un nuage, était lui-même plage, était chaleur et bruissement torride. » p. 75 « Le train ».
C’est sans doute aussi pourquoi la luminosité tantôt est violente et vibrante, tantôt tamisée, ombreuse, quasi opaque. Quant aux matières, elles sont cotonneuses comme si tout était silencieux et assourdi. Les volumes, enfin, se réduisent à des espaces confinés qui s’apparentent en fin de compte à des cercueils, à des tombeaux.
Comme dans la plupart des nouvelles la réalité s’effiloche et devient floue, il arrive presque inévitablement que les personnages, à l’instar de celui de « La Première étoile » constate : « déconcertée, je compris qu’il était désormais très loin de la frontière, avancé plus que je ne le pensais dans l’univers élastique qui sépare les vivants et les morts. » p.180
Plusieurs récits mettent en scène des personnages en proie au phénomène de la répétition des mêmes épisodes de leur vie. C’est une source d’angoisse aussi bien pour le personnage qui subit ce vertige temporel en spirales que pour le lecteur qui cherche en vain des repères fiables.
Tantôt le récit est à la première personne, tantôt à la troisième. La plupart du temps le personnage principal est un homme et assez souvent il a perdu sa femme ou son amante depuis peu ; parfois une enfant est aux prises avec la mort : Jeanne dans « l’Arbre aux oiseaux » exprime son désir que sa sœur à naître meure et cette pensée ne lui vient qu’après sa première expérience avec la mort, celle d’un oiseau qu’elle enterre après quoi elle tombe dans un profond sommeil : « elle s’endormit comme on perd connaissance, son corps couché sur la tombe de l’oiseau. » (p. 23) Et cette précoce connaissance de ce qu’est la mort la transforme. Elle devient autre/monstre et ose des paroles mortifères. La chute du récit se prépare déjà à ce moment-là. Dans « Une vie réussie », l’enfant cette fois-ci est victime d’un crime : « L’assassinat d’une petite fille qui de surcroît n’avait pas été violée ! » Cette précision sur le non-viol est loin d’être anodine. Ce qui hante l’univers de la conteuse n’est pas le fait divers barbare à caractère sexuel, c’est la question ontologique et éthique de la vie et de la mort. La thèse du meurtrier est de considérer que l’enfant qu’il tue « serait morte un jour, dans quatre-vingts ans, ou dans quatre-vingts jours » et le tueur ajoute « où est la différence ? » Or toute la « monstruosité » est de faire croire qu’il n’y a pas de différence entre laisser vivre et détruire la vie sous prétexte qu’un jour on mourra. On sait bien à quoi de telles pensées peuvent conduire ! Et à quels excès génocidaires elles ont conduit.
Bien des personnages de ces récits ressentent un malaise obscur et tenace à vivre chaque jour de leur vie. Ils sont en proie à la nausée comme un certain personnage de Sartre et ressentent un profond dégoût d’eux-mêmes. Ils ne supportent pas de se voir dans la décrépitude de la vieillesse et de se regarder dans un miroir comme le personnage de la nouvelle « Le Geste ». Pris d’une folie œdipienne, il rejoint le héros mythologique en devenant « le prisonnier d’un acte … d’un acte sur lequel il serait impossible de revenir. »
Plusieurs nouvelles fonctionnent comme le récit de cauchemars dans lesquels les personnages sont englués. Il en est ainsi pour « L’antichambre », comme pour « Le train » ou « La Tour » mais plus encore peut-être pour « Ici et ailleurs », nouvelle dans laquelle un personnage entre dans une église et en devient prisonnier comme s’il était dans un sarcophage. Il ressemble au personnage qu’invente Jean-Philippe Toussaint dans La Disparition du paysage car il expérimente l’éloignement que la mort provoque et produit, l’éloignement du mort pour le mort vis-à-vis des vivants et l’éloignement des vivants pour le mort.
Bien des titres du recueil sont symptomatiques de l’entre-deux dans lequel circulent les personnages, dérivant d’une rive à l’autre de la vie, mi consistants, mi inconsistants, dans le gris de la vie ou la transparence d’un ailleurs, entre ombre et lumière et comme flottant dans la dérive du malaise, du mal être, du rêve, du cauchemar, de la lucidité et de la folie.
Ils ont en commun la solitude, la possibilité ou le fait de basculer dans la mort, la possibilité ou le fait de sombrer dans la mélancolie du deuil et d’être pénétrés de pensées monstrueuses ou d’actes monstrueux. Aucun n’échappe à la vacuité vénielle ou capitale de leur existence, ni à l’égoïsme qui nous constitue, aucun ne s’en sort indemne ou réconforté. Ils occupent les cimetières, les trains vides, les antichambres, les tours, couloirs, lits d’hôpitaux ou d’hospices. Ils ne parlent guère à autrui (l’autre n’est qu’une silhouette ou un fantôme) et ne peuvent entretenir avec eux-mêmes qu’un monologue sans issue qui ne s’interrompt qu’avec la folie ou la mort.
Dans « Abonnés absents » le protagoniste se définit comme suit et cette définition pourrait servir à la plupart des personnages du recueil : « Il avait toujours été un peu fou, marchant en équilibre instable sur la frontière dangereuse qui sépare les mondes, lucide et fou. Il se définissait ainsi. Sur la frange écumeuse qui relie les mondes. »
Non seulement les récits sont écrits de façon très belle et très claire, avec des moments particulièrement poétiques, mais en plus Colette Klein mène son récit jusqu’à la chute souvent surprenante et visuellement saisissante et toujours dans ce climat brumeux, voire comateux.
En contre-point une seule nouvelle semble échapper aux « franges écumeuses » qui laissent chacun en marge ou dans le regret d’un ami mort sans qu’on lui ait donné comme viatique l’objet qui l’aurait peut-être empêché de mourir, un seul personnage, une femme qui est terre-à-terre à souhait et dont la compacité matérielle, la logorrhée infinie horripilent l’entourage et la hissent au niveau de la caricature ; elle diffère car elle semble immortelle au regard de tous les autres personnages du livre : elle parle pour ne rien dire, elle enfle et pérore comme la grenouille de la fable. Que représente-t-elle ? Échappe-t-elle pour autant à la monstruosité ? Est-elle au contraire sa représentante absolue ? Sa vanité, son indifférence aux autres, sa façon de broyer au jour le jour autrui, sans qu’elle semble avoir conscience de sa finitude, la rend sans doute, parmi tous les personnages, celle qui recèle le degré zéro de l’humanité. (« Caricature ? » p.59-69)
Quant aux autres, ils ressemblent aux personnages de l’œuvre de Magritte intitulée Golconde, abandonnés à leur solitude, à leur angoisse et flottant entre deux rives.
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