mardi 16 décembre 2025

LA MAISON DE BENEFIT STREET, H.P. Lovecraft

 


« Lovecraft avait écrit une histoire basée sur un fait réel. Une jeune femme de chambre travaillant dans l’hôtel sur Benefit Street quitta un jour son emploi et se maria avec un homme fortuné. Quelque temps plus tard, elle revint dans l’hôtel en tant que cliente. Traitée de façon peu courtoise et snobée par le personnel, elle quitte les lieux mais jette une « malédiction » sur l’hôtel, sur tous ceux qui l’ont humiliée et sur tout ce qui concerne cet endroit. Peu de temps après, la malchance semble s’abattre sur ses victimes et l’hôtel lui-même disparaît dans un incendie. En outre, étrangement, nul n’a jamais réussi à reconstruire quoi que ce soit sur le site. » (Lew Shaw, The Day he Met Lovecraft, 1972). Selon S.T. Joshi, il s’agit d’un canular.


Le récit de Lew Shaw : un “fait réel” trop bien construit

À première lecture, l’histoire est séduisante :

  • une jeune femme humble,
  • une ascension sociale brutale,
  • un retour humiliant,
  • une malédiction prononcée,
  • une chaîne de malheurs,
  • un incendie destructeur,
  • un terrain maudit impossible à reconstruire.

👉 C’est une structure de nouvelle, pas de témoignage.

On y retrouve une progression dramatique parfaite, exactement ce que l’on attendrait d’un conte moral ou d’un récit fantastique… mais pas d’un souvenir brut.

🔍 Pourquoi Joshi parle (à juste titre) de canular

1. Aucune source indépendante

Joshi souligne que :

  • aucun article de presse locale ne confirme l’incendie décrit,
  • aucun registre municipal ne mentionne un site “inconstructible” sur Benefit Street correspondant au récit,
  • aucun écrit de Lovecraft (lettres, essais, notes) ne fait la moindre allusion à une telle histoire.

Or Lovecraft adorait raconter ses sources, surtout lorsqu’elles nourrissaient une fiction.

2. Un Lovecraft “trop parfait”

Le Lovecraft de Shaw est :

  • superstitieux,
  • fasciné par une malédiction sociale,
  • presque moraliste,
  • friand de vengeance symbolique.

👉 Ce portrait ne correspond pas au Lovecraft réel.

Lovecraft :

  • ne croyait pas aux malédictions personnelles,
  • rejetait violemment toute causalité magique humaine,
  • se méfiait des récits de “justice occulte”.

Même dans ses fictions, les malédictions humaines échouent presque toujours ou sont dérisoires face à l’indifférence cosmique.

3. Une causalité anti-lovecraftienne

Le cœur du problème est là :

une femme humiliée → lance une malédiction → l’hôtel brûle → le lieu devient maudit

C’est une causalité :

  • morale,
  • linéaire,
  • punitive,
  • presque folklorique.

Chez Lovecraft, au contraire :

  • les catastrophes n’ont pas de cause humaine identifiable,
  • les victimes ne méritent rien,
  • la société n’est pas “punie”, elle est ignorée.

👉 Cette histoire est plus proche d’un conte gothique du XIXᵉ siècle que de l’horreur cosmique.

 


 

🧠 Lew Shaw : témoin peu fiable (malgré sa sincérité)

Il faut être juste :
Lew Shaw ne ment probablement pas consciemment.

Mais :

  • il écrit en 1972,
  • dans un contexte où Lovecraft est déjà mythifié,
  • avec une forte tentation d’anecdotes “merveilleuses”.

Il est très probable qu’il :

  • ait entendu une rumeur locale,
  • l’ait embellie,
  • l’ait attribuée rétrospectivement à Lovecraft,
  • ou ait confondu une discussion informelle avec une “source d’inspiration”.

👉 C’est un canular mémoriel, pas nécessairement une fraude délibérée.

🏨 Benefit Street : un décor réel, mais instrumentalisé

Benefit Street, à Providence, est :

  • ancienne,
  • chargée d’histoire,
  • propice aux légendes urbaines,
  • déjà associée à des récits de maisons maudites.

Il est très courant que des histoires locales s’y greffent après coup — surtout lorsqu’un auteur célèbre y a vécu.

Lovecraft a souvent utilisé :

  • des lieux réels,
  • mais jamais ce type de fait divers magique comme moteur narratif.


 

📌 Conclusion nette

👉 Oui : c’est presque certainement un canular, ou à tout le moins :

  • une anecdote apocryphe,
  • sans fondement documentaire,
  • incompatible avec la pensée profonde de Lovecraft,
  • et rejetée à juste titre par Joshi.

Mais — et c’est important —
c’est un excellent exemple de “faux Lovecraft”, au sens critique :

ce que l’on aimerait que Lovecraft ait été,
plutôt que ce qu’il était réellement.

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