La montagne et le pic de Bugarach (Vincent Basset)
Vincent Basset est chercheur et enseignant en socio-anthropologie à
l’Université de Perpignan. Spécialiste du Mexique et des questions
portant sur le chamanisme, le tourisme, l’identité et le développement
il décortique pour nous le processus de construction du mythe du site de
Bugarach comme lieu d’une fin de monde. Interview.
Rue89. Comment s’est construit Bugarach ?
Vincent Basset. Dans le processus de remodelage mythologique en œuvre dans le construit imaginaire de
Bugarach,
différents acteurs ont participé à la création, la réinterprétation et
la diffusion d’éléments mythiques, permettant ainsi la consécration de
cette montagne en tant que nouveau lieu de culte.
Des chercheurs de trésors, aux prophètes mystiques, en passant par
les études folkloristes et ethnologiques, toute une littérature
sensationnaliste s’est développée depuis les années 70.
Plusieurs éléments mythologiques se superposent autour de Bugarach. Tout d’abord le mythe ésotérique lié au
catharisme et à ses interprétations contemporaines. Puis les trésors de
Rennes-le-Château (Aude), ainsi que les récits de l’abbé Boudet présentant
Rennes-les-Bains comme un cromlech.
La relation entre science fiction et Bugarach est aussi une donnée à souligner, notamment à travers l’ouvrage de Jules Verne
« Clovis Dardentor »
où le capitaine Bugarach mène une expédition dans une île mystérieuse
ressemblant étrangement au pic audois et abritant dans ses cavités une
civilisation perdue.
Dans les années 70, un nouveau thème vient se mêler aux croyances
liées à ces lieux : un habitant de la région, Jean de Rignies, est le
premier témoin de la manifestation d’êtres extraterrestres (ovnis).
Puis, au milieu des années 80, l’auteure milliardaire,
Elisabeth Van Buren
propose d’apposer une carte de constellation céleste sur cette région
où Bugarach apparaît pour le première fois comme un temple souterrain
dans son livre « Refuge of the Apocalypse » (1986).
Mais ce n’est réellement qu’à partir des années 90 sous l’impulsion
des publications du prophète New Age Jean D’Argoun que le tourisme
spirituel va débuter dans cette région. Dans ses publications, il va
mixer le mythe extraterrestre au mythe ésotérique en présentant le pic
du Bugarach comme « le 7
e chakra de la planète »,
c’est-à-dire « un terminal abritant une base extra-terrestre qui permet
de se connecter à la banque de données cosmiques “ l’Akasha ”, la
mémoire universelle ».
Il ne fallut pas attendre longtemps pour que certains réseaux new
agers fassent correspondre la date de la fin du monde annoncée par le
prophète-exégète du calendrier maya
José Argüelles, le 21 décembre 2012, avec l’ouverture du
vortex de Bugarach qui servirait de refuge face à cette fin apocalyptique.
Le
réseau internet va diffuser ce mythe cosmogonique à tel point qu’en
moins d’une année, le nombre de visiteurs se rendant au sommet du pic
Bugarach est passé entre 2010 et 2011 de 10 000 à 20 000.
D’autres personnalités locales comme le maire de Bugarach Jean-Pierre
Delord vont accentuer ce phénomène, en invitant la presse locale à
publier des articles sciemment exagéré.
La résonance médiatique prend le pas sur le buzz du web, et le
prestigieux journal New York Times relègue, le 31 janvier 2011,
l’information dans la presse internationale. Les télés du monde entier
se bousculent alors aux portes de ce village de 150 habitants afin de
couvrir cette 185
e fin du monde.
Même si le maire et son conseil municipal se disent paniqués par les
éventuels débordements du 21 décembre, ils n’hésitent pas à spéculer sur
l’après fin du monde au point de souhaiter faire de Bugarach « le
Lourdes New Age ».
Il est intéressant d’analyser ici les différentes annonces qui se sont succédé sur la presse et Internet au sujet de Bugarach :
- Première phase très euphorique où le maire prend le phénomène à
la rigolade, et invite tous les curieux à venir sur place afin de
« manger ensemble et se défoncer un bon coup ». Il pense même, en mars
2011, organiser un « festival de l’Utopie » ;
- deuxième phase (en février 2012), il est plus question de prendre ça
comme une farce, le maire se dit paniqué par les débordements possibles
et les éventuels suicides collectifs ;
- troisième phase (en septembre 2012), c’est la mise en place sérieuse
par la préfecture d’un système de sécurisation tout autour de la
montagne, avec l’annonce du filtrage du site afin de décourager les
curieux.
Qui sont les touristes de Bugarach ?
Différentes populations gravitent autour de Bugarach, des chercheurs
de trésor, des ufologues, et les spirituels généralement issue de la
génération post-hippie. Cette population regroupe des néo-ruraux qui se
sont installés principalement à Rennes les Bains et des touristes qui
alimentent et diffusent les croyances et théories New Age dans le monde
entier.
Certains se sont aussi installés en communauté dans des coins reculés
de la vallée, ils vivent dans des tipis ou des yourtes et effectuent
certains rituels néochamaniques comme la hutte de sudation. Loin des
dérives sectaires, ces groupes affiliés pour certains au mouvement des
indignés tentent de vivre de manière alternative en autosuffisance.
D’autres populations de passage, des participants à des stages de
développement personnel, se compose à 80% de femmes, âgées généralement
entre 40 et 60 ans, et occupant des postes de cadres ou de professions
libérales. Comme j’ai pu l’observer au Mexique lors de mon étude sur le
tourisme néochamanique, les participants à ces stages « initiatiques »
se trouvent généralement dans une situation de fracture sociale
(travail, famille, amis, maladie, dépendance aux drogues).
Face à la crise, on investit surnaturel ?
« Face à la crise, investissez dans le spirituel ! », a scandé
Alfonso un chaman mexicain invité à Bugarach. Sur Internet, les
propositions à caractère mercantile se multiplient depuis mi-novembre,
ce qui choque les médias qui ont pas mal fait pour ça !
Certains proposent de recueillir et de déposer les testaments et
prières de ceux qui ne peuvent se rendre sur place moyennant 60 euros
par action. D’autres louent des maisons quatre personnes à Bugarach pour
1 500 euros la nuit, des parcelles de terrain à 450 euros la nuit afin
d’y déposer la tente. Ou encore, la vente de produits comme une
bouteille d’eau de source provenant du mont Bugarach à 15 euros.
Bugarach (Vincent Basset)
Malgré les appels répétés de scientifiques et des représentants mayas
à travers la presse, la télévision au sujet de la fausse interprétation
liée à cette date du 21 décembre, la rumeur de la fin du monde court
toujours.
Cette rumeur véhicule un discours de la société sur elle-même, en lien avec une vision bien
judéo-chrétienne de l’Apocalypse.
Cette idée de catastrophe revient dans un contexte de modernité où les
sociétés sont fatiguées d’elles-mêmes. Cette perception de fin du monde
est très occidentale, il n’y a qu’à entendre aujourd’hui tout les
discours formatés par cette vision de catastrophe.
L’homme semble dépossédé du monde par le système économique, il
n’arrive plus à s’inscrire dans un futur positif, il n’a qu’une vision
catastrophiste à court terme du monde.