La fin du monde : la fin d’un monde
23 Janvier 2012
Par
Simon Vacheron
Le film d’action-catastrophe
« 2012 » a semé un semblant de trouble dans l’esprit de beaucoup : selon
une prédiction mayas, la fin du monde interviendrait cette année, le 21
décembre pour être exact. La fin du monde … encore !
Une telle annonce eschatologique
n’est pas une première dans l’histoire de l’humanité. Toutes les
civilisations ont envisagé au moins une fin du monde. Mais la perception
de celle-ci diffère. Dans un article du Monde paru le 17 novembre 2009,
l’universitaire et humanitaire André Ségura rappelait la
conceptualisation cyclique du temps chez les Mayas[1].
Ce dernier mentionne même une autre date, 4772, comme fin du cycle qui
commencerait en 2012, ou plutôt 2014. Cette perception se retrouve par
ailleurs à travers les mythes indiens ou scandinaves. A contrario,
les civilisations judéo-chrétiennes reposent sur une définition
téléologique de l’espace-temps, c’est-à-dire que l’existence de l’homme
sur Terre poursuit une finalité propre. Et lorsqu’on y réfléchit, même
cette idée de « fin » est détournée : le retour du Christ pour les
Chrétiens ou l’arrivée du Messie chez les Juifs n’annoncent pas une fin
du monde comme fin d’une vie, mais comme une rédemption pour l’humanité,
où l’être se révèle être « Parfait ». C’est d’ailleurs par ce terme que
se définissaient les Cathares et les Vaudois du Sud de la France au
Moyen Age. L’homme est donc perçu comme un chef-d’œuvre au même titre
que l’est l’objet fabriqué par l’aspirant maître artisan.
Pourtant, quand un objet est
terminé, disparaît-il pour autant ? L’artisan a devant lui pléthore de
choix : soit il le détruit, soit il le vend, soit il l’utilise pour
lui-même. Mais dans tous les cas, il continue de créer ou reproduire. A
nouveau, l’idée de cycle refait son apparition. Au XIXe siècle, les
Britanniques avaient été surpris en Inde par une étrange coutume : à une
date précise chaque année, les habitants et artisans brisaient les
poteries en terre, afin de libérer les esprits enfermés, et les laisser
poursuivre le cycle de la réincarnation. La puissance européenne
dominante imposa au commerce local l’importation d’ustensiles en fer
blanc. Leur arguments : le fer n’a pas d’âme, il n’est pas nécessaire de
le détruire. La conséquence fut équivalente à ce que fut la campagne de
boycott sur les produits anglais menée par le Mahatma Gandhi au XXe
siècle : les artisans potiers furent conduits à la ruine, et tout un
commerce local s’effondra. L’ironie veut que depuis une vingtaine
d’années, le mouvement s’est inversé : les produits manufacturiers et
électronique ont une durée de vie courte pour encourager une croissance
économique de plus en plus dépendante de la consommation et du prix de
production.
Cette rencontre entre les
prophéties eschatologiques et les événements scientifiques et
industriels a déjà eu lieu dans l’histoire. Et la période la plus
criante sur ce point est certainement le tournant des XVe et XVIe
siècles. Deux mouvements contradictoires prennent corps. D’une part, un
mélange de découvertes et de redécouvertes scientifiques, techniques,
géographiques et philosophiques. La Renaissance, ou Quattrocento,
redécouvre les écrits des philosophes et savants de la Grèce antique.
L’amélioration des techniques de navigation donne aux puissances
européennes l’occasion de dépasser le monde maritime qui leur était
jusqu’alors connu. Les caravelles atteignent enfin le Cap de Bonne
Espérance au milieu du XVe siècle, avant d’atteindre en 1492, avec le
Gênois Christophe Colomb, les îles des Antilles d’Amérique. Rapidement,
l’idée d’avoir atteint les Indes Orientales cède la place à l’existence
de nouvelles terres, d’un nouveau continent. Dès 1507, une première
carte indiquant ces îles sous le nom d’America voit le jour. Dès
lors, l’univers des Européens s’élargit quand celui de la Chine se fige
avec le renoncement aux politiques d’expansion diplomatique et les
célèbres voyages de l’énuque musulman Zheng He. Toujours techniquement,
l’imprimerie connaît une révolution. Martin Gutenberg a certes repris un
procédé ancien, connu depuis des millénaires en Chine, mais le contexte
de renouveau intellectuel et scientifique démultiplie ses effets.
Scientifiquement l’avancée est décisive. En 1543, un chanoine de 70 ans,
dont les travaux vont bouleverser la perception du monde connu, meurt
dans l'anonymat : Nicolas Copernic. La Terre, considérée, selon Claude
Ptolémée d’Alexandrie (IIe siècle de notre ère), comme étant au centre
de l'univers, se voit réduite à une petite sphère tournant autour de
l'astre solaire.
D’autre part, de grands
bouleversements spirituels et diplomatiques interviennent. La première
moitié du XVIe siècle connaît une inflation de prophéties diverses,
annonçant notamment l’arrivée d’un prince-roi vengeur qui renverserait
les monarchies en place et laisserait place au royaume du Christ. Tour à
tour, François Ier de France, puis l’Empereur du
Saint-Empire romain germanique, Charles Quint, incarneront ce personnage
mythique. De plus, l'Europe Chrétienne se trouve acculée par le Khalife
dans les Carpates. Vienne, ville impériale, manque de tomber sous le
Croissant en 1529. L’ironie de l’Histoire, si présente, voulut que le
voyage de Christophe Colomb servît à convertir au christianisme le
mythique Grand Khan de ces terres, et prendre de revers ce monde
musulman croissant et méconnu. Une illusion double, sans doute à
l’origine de la légende du prince rédempteur et libérateur, amplement
diffusée dans toutes les classes de la société Européenne. Mais plus
encore, la fin de l'unité du monde chrétien catholique marque cette
époque. En 1530, sept princes et deux villes du Saint Empire Romain
Germanique présentaient à l'Empereur Charles Quint une nouvelle vision
de la foi. La Confession d'Augsbourg s'inspire des critiques émises en
1517 par jeune moine allemand excommunié et mis au ban de l'Empire,
Martin Luther. D’autres courants émergent, sur fond de contestation de
l’ordre établi, contre le Pape et l’Eglise, voire l’Empereur lui-même.
Luthériens, calvinistes, anabaptistes, tous remettent en cause
l’organisation de l’Eglise et ses fondements. Petit à petit, l’Europe se
divise, les Etats instaurent leur religion propre. La paix d’Augsbourg,
en 1555, établit les bases du principe chacun son roi, chacun sa
religion : cujus regio, ejus religio. Mais le mal est fait, et
les guerres de religion, en France, aux Provinces Unies et, de 1618 à
1648, dans toute l’Europe centrale, vont progressivement confirmer le
poids grandissant et dominant de la raison d’Etat.
Quelque part, un monde a disparu au
XVIe siècle, pour donner naissance à un autre, plus vaste. L’homme,
« mesure de toute chose » pour le sophiste Protagoras, s’est vu
considérablement réduit. Dans le même temps, cette nouvelle dimension a
dynamisé l’idée de conquérir ce nouveau monde. Conquête terrestre tout
d’abord, avec l’irrésistible colonisation du continent américain ;
conquête des esprits, où la division spirituel influa de manière
décisive sur les pensées politiques, scientifiques, sociales et
économiques. Aujourd’hui, en 2012, nos sociétés connaissent en un sens
une remise en question de leurs fondements : la croissance des richesses
à tout prix, l’inégalité du partage, la nature soumise à la volonté de
l’Homme. Oui, quelque part, 2012 peut
marquer un tournant dans l’histoire de l’humanité. Non pas que les
choses changeront de manière radicale et immédiatement – après tout, les
hommes du XVIe siècle ont-ils changé du jour au lendemain leurs
habitudes ? Mais qu’un nouveau cycle apparaît. La prise de conscience de
l’impact de l’action de l’homme sur son environnement et sur ses
semblables demande du temps à l’humanité, à l’heure d’une révolution des
moyens de communication, cinq cent ans après celle de l’imprimerie.
[1] Voir www.lemonde.fr/idees/article/2009/11/17/2012-la-fin-du-monde-par-andre-segura_1268178_3232.html , et http://andre.segura1.free.fr/index.htm
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