Pour avoir tenté de
déborder l’univers en imaginant un nombre plus grand que tout ce que l’on
pourrait concevoir dans l’Univers, pour avoir tenté de construire un concept
que l’univers ne saurait remplir, le génial mathématicien Cantor a sombré
dans la folie. Il y a une ultime porte que l’intelligence analogique ne peut
ouvrir. Peu de textes égalent en grandeur métaphysique celui où H.P.
Lovecraft(103) tente
de décrire l’impensable aventure de l’homme éveillé qui serait parvenu à
entrebâiller cette porte et ainsi aurait prétendu se glisser là où Dieu
règne par-delà l’infini...
« Il savait
qu’un Randolph Carter, de Boston, avait existé ; il ne pouvait pourtant savoir
au juste si c’était lui, fragment ou facette d’entité au-delà de l’Ultime
Porte, ou quelque autre qui avait été ce Randolph Carter. Son “moi” avait
été détruit et cependant, grâce à quelque faculté inconcevable, il avait
également conscience d’être une légion de “moi”. Si toutefois, en ce lieu
où la moindre notion d’existence individuelle était abolie, pouvait survivre,
sous quelque forme une aussi singulière chose. C’était comme si son corps
avait été brusquement transformé en l’une de ces effigies aux membres et
têtes multiples des temps hindous. En un effort insensé, contemplant cet
agglomérat, il tentait d’en séparer son corps originel – si toutefois pouvait
exister un corps originel...
« Durant ces terrifiantes
visions, ce fragment de Randolph Carter qui avait franchi l’Ultime Porte, fut
arraché au nadir de l’horreur pour plonger dans les abîmes d’une horreur
encore plus profonde, et, cette fois, cela venait de l’intérieur : c’était une
force, une sorte de personnalité qui brusquement lui faisait face et
l’entourait tout à la fois, s’emparait de lui et s’intégrant à sa propre
présence, coexistait à toutes les éternités, était contiguë à tous les
espaces. Il n’y avait aucune manifestation visible, mais la perception de cette
entité et la redoutable combinaison des concepts d’identité et d’infinité
lui communiquaient une terreur paralysante. Cette terreur dépassait de loin
toutes celles dont, jusque-là, les multiples facettes de Carter avaient
soupçonné l’existence... Cette entité était tout en un et un en tout, un
être à la fois infini et limité qui n’appartenait pas seulement à un
continu d’espace-temps, mais faisait partie intégrante du maelström éternel
de forces de vie, de l’ultime maelström sans limites qui dépasse aussi bien
les mathématiques que l’imagination. Cette entité était peut-être celle que
certains cultes secrets de la terre évoquent à voix basse et que les esprits
vaporeux des nébuleuses spirales désignent par un signe intranscriptible...
Et en un éclair, projeté encore plus loin, le fragment Carter connut la
superficialité, l’insuffisance de ce qu’il venait d’éprouver de cela même,
de cela même... »
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