dimanche 10 mars 2019

LOVECRAFT DANS LE MATIN DES MAGICIENS







Pour avoir tenté de déborder l’univers en imaginant un nombre plus grand que tout ce que l’on pourrait concevoir dans l’Univers, pour avoir tenté de construire un concept que l’univers ne saurait remplir, le génial mathématicien Cantor a sombré dans la folie. Il y a une ultime porte que l’intelligence analogique ne peut ouvrir. Peu de textes égalent en grandeur métaphysique celui où H.P. Lovecraft(103) tente de décrire l’impensable aventure de l’homme éveillé qui serait parvenu à entrebâiller cette porte et ainsi aurait prétendu se glisser là où Dieu règne par-delà l’infini...
« Il savait qu’un Randolph Carter, de Boston, avait existé ; il ne pouvait pourtant savoir au juste si c’était lui, fragment ou facette d’entité au-delà de l’Ultime Porte, ou quelque autre qui avait été ce Randolph Carter. Son “moi” avait été détruit et cependant, grâce à quelque faculté inconcevable, il avait également conscience d’être une légion de “moi”. Si toutefois, en ce lieu où la moindre notion d’existence individuelle était abolie, pouvait survivre, sous quelque forme une aussi singulière chose. C’était comme si son corps avait été brusquement transformé en l’une de ces effigies aux membres et têtes multiples des temps hindous. En un effort insensé, contemplant cet agglomérat, il tentait d’en séparer son corps originel – si toutefois pouvait exister un corps originel...
« Durant ces terrifiantes visions, ce fragment de Randolph Carter qui avait franchi l’Ultime Porte, fut arraché au nadir de l’horreur pour plonger dans les abîmes d’une horreur encore plus profonde, et, cette fois, cela venait de l’intérieur : c’était une force, une sorte de personnalité qui brusquement lui faisait face et l’entourait tout à la fois, s’emparait de lui et s’intégrant à sa propre présence, coexistait à toutes les éternités, était contiguë à tous les espaces. Il n’y avait aucune manifestation visible, mais la perception de cette entité et la redoutable combinaison des concepts d’identité et d’infinité lui communiquaient une terreur paralysante. Cette terreur dépassait de loin toutes celles dont, jusque-là, les multiples facettes de Carter avaient soupçonné l’existence... Cette entité était tout en un et un en tout, un être à la fois infini et limité qui n’appartenait pas seulement à un continu d’espace-temps, mais faisait partie intégrante du maelström éternel de forces de vie, de l’ultime maelström sans limites qui dépasse aussi bien les mathématiques que l’imagination. Cette entité était peut-être celle que certains cultes secrets de la terre évoquent à voix basse et que les esprits vaporeux des nébuleuses spirales désignent par un signe intranscriptible... Et en un éclair, projeté encore plus loin, le fragment Carter connut la superficialité, l’insuffisance de ce qu’il venait d’éprouver de cela même, de cela même... »

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