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Michaël Foessel est maître de conférences à l'université de Bourgogne,
spécialiste de philosophie allemande et de philosophie politique. Il explique
comment, selon lui, les thèmes apocalyptiques servent à légitimer les
politiques publiques.
Le 21 décembre approche : peut-on faire un lien entre les prophéties
apocalyptiques fantaisistes et les discours, portés par l'institution
scientifique et politique, sur l'extinction de la vie sur Terre ?
Il faut saisir le phénomène à plusieurs niveaux d'entrée. D'abord
l'intérêt pour ces prophéties est un symptôme. Même si on cherche une parure
mythologique chez les Mayas, il s'agit surtout d'un phénomène occidental,
voire européen, qui concorde avec un sentiment, qui nous est propre, de
décadence. Nous avons la sensation d'être sortis de la roue de l'Histoire ;
nous sommes les témoins de la fin de notre monde tel qu'il était constitué
autour de valeurs comme le progrès, la croissance économique, etc. D'autre
part, si l'on regarde la formulation politique de ces discours, ils nous font
entrer dans un nouvel âge : notre rapport au temps n'est plus présidé par le
progrès. Les politiques publiques sont légitimées, au contraire, par
l'évidence de la catastrophe à venir : il faut " sauver ", "
préserver "... Ainsi l'apocalypse se retrouve mise au service de
politiques rationnelles. Ce qui me semble très neuf, c'est ce point de
rencontre entre l'imaginaire de la fin du monde et la rationalité
instrumentale. On
assiste à la rationalisation de ce qui pouvait apparaître il y a encore peu
de temps comme la figure même de l'irrationnel, la crainte de la fin des
temps.
Vous faites l'hypothèse, dans votre livre, que les gens obnubilés par
l'échéance de la fin du monde cherchent avant tout à masquer leur propre
finitude.
Oui. Il me semble que l'apocalypse collective ou la destruction
tellurique est une manière de rationaliser cette fin du monde singulière que
sera notre mort. C'est une façon de gérer l'angoisse en la déplaçant sur le
collectif, de partager l'impartageable. Au passage, remarquons que le propre du catastrophiste, a
fortiori de l'apocalypticien, c'est qu'il produit un discours qui, tant qu'il
le tiendra, sera démenti par les faits. Il est donc obligé de
renforcer une rhétorique de l'aveuglement : " Vous ne vous en rendez pas
compte, mais le monde est sur le point de disparaître, nous sommes dans
l'urgence "... On retrouve la fonction prophétique par excellence :
révéler, au nom d'une vérité supérieure, au nom de Dieu - ou aujourd'hui au
nom de la science -, une vérité cachée. Par là, c'est aussi une manière de
stigmatiser l'inconscience des hommes.
Comment comprendre que la glorieuse époque des Lumières a été, elle aussi,
habitée par la fin du monde ?
J'ai insisté sur ce point dans mon livre, car on entend souvent, dans
la bouche des catastrophistes contemporains, un reproche adressé à la
modernité : elle aurait été aveugle à la finitude, masquée par l'idée de
progrès, le développement technique, etc. Il m'a donc semblé intéressant
d'aller voir si les XVIIe et XVIIIe siècles étaient si aveugles que cela.
Certes, dans les Lumières françaises, chez les Encyclopédistes notamment, on
trouve une espèce d'indifférence, antireligieuse, aux thèmes apocalyptiques ;
en revanche, ceux-ci sont très présents chez des philosophes comme Hobbes et
Kant. Pour une raison simple : la modernité est née d'une catastrophe. Les
modèles d'ordonnancement du monde, à commencer par la Providence divine, se
sont effondrés ou du moins se sont affaiblis. Les Temps modernes découvrent
l'objectivité du chaos. L'état de nature, c'est la guerre de tous contre
tous, dit Hobbes. Le discours apocalyptique ressurgit alors avec d'autant
plus de vigueur pour condamner la modernité. Dans La Fin de toutes
choses (1794), Kant vise les contre-révolutionnaires qui ont
interprété littéralement la Révolution française comme une fin du monde. Il
devient nécessaire, pour les philosophes, de neutraliser ces peurs
apocalyptiques pour fonder l'idée d'un progrès, une autre manière de nommer
l'avenir. Mais, attention, le
progrès n'est pas le progressisme, la croyance que demain sera nécessairement meilleur
qu'hier. Le progrès, c'est d'abord une catégorie de la consolation :
nous avons perdu un monde, le monde clos et hiérarchisé ; il faut miser sur l'avenir
comme étant ouvert, indéterminé. C'est cette indétermination que le
catastrophisme tente de refermer au nom d'un savoir du pire. Et qu'il
me semble tout au contraire important de réinvestir.
Votre ouvrage pose une question provocatrice : sommes-nous si sûrs que le
monde vaut la peine d'être préservé ?
Marx écrivait : jusqu'ici, les philosophes ont toujours interprété le
monde, il faut désormais le transformer. Aujourd'hui, on entend plutôt : on a
trop souvent essayé de changer le monde, il faut le préserver. Cette logique
est conservatrice, parce qu'elle ne pose pas la question de la valeur de ce
qui doit être préservé. Au contraire, j'essaie d'introduire cette idée que
n'importe quel agencement du réel ne mérite pas, comme tel, d'être préservé,
n'importe quel " monde " - au sens de manière collective
d'organiser la vie - ne mérite pas d'être défendu. Par exemple, je n'affirme
pas qu'il n'y a pas un problème de réchauffement climatique ou d'énergie
nucléaire, mais je critique le type d'argumentation formelle qui est proposé
dans ces débats. Si une branche de l'alternative est la catastrophe, l'autre
s'imposera ipso facto. Pour ne pas être classé parmi les inconscients, on n'a
d'autre choix que de se ranger aux avis des experts. Ainsi, on produit de la
norme par réduction de la conflictualité démocratique. C'est typiquement le
modèle technocratique : le savoir versus l'opinion.
Selon moi le monde a déjà disparu lorsqu'il n'incarne plus des choix,
des conflits, du possible. Il a disparu lorsqu'on envisage le réel comme un
processus automatique, qui fonctionne tout seul et sans nous, que ce soit le
modèle providentiel d'autrefois ou le modèle vitaliste et technique
d'aujourd'hui.
Etes-vous un optimiste ?
Non. Optimisme et pessimisme sont des positions métaphysiques
puisqu'ils supposent une connaissance de la nature du temps. Or, le possible,
par définition, ne contient ni la promesse du meilleur ni la certitude du
pire. Le possible, je l'entends au sens de l'incertitude propre à la
démocratie. Mon objectif est de rouvrir le champ de la confrontation contre
les tentatives qui viennent de tous bords (expertises économiques, écologiques
et sociales) pour refermer l'espace des possibles sur une alternative entre
survie et disparition.
Julie Clarini
Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique,
de Michaël Foessel,
Seuil, " L'ordre philosophique ", 294 p., 23 €.
© Le Monde
La fin du monde approche. Certaines interprétations du calendrier maya
l'ont fixée au 21 décembre. A défaut de s'y préparer, trois livres permettent
de s'arrêter sur un curieux penchant au catastrophisme
Désirs d'apocalypse
JESSY DESHAYES
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Si une chose est sûre, c'est que le monde finira. Quand et comment, il
faudrait être prophète pour le dire. Cela tombe bien : les prophètes ne
manquent pas, ces temps-ci. Faux le plus souvent, et fous, confus, absurdes,
voire escrocs, avec peut-être quelques authentiques spécimens noyés dans la
masse, dont la présence potentielle, prétexte ou vague espoir, incite à
tendre l'oreille. Il est vrai que, à l'approche du fameux 21 décembre, jour
supposé de l'apocalypse, le tintamarre monte. Difficile d'y échapper, sauf à
s'être retiré dans un désert, attitude qui, précisément, est depuis toujours
celle des apôtres des derniers temps. Où trouver refuge, sinon en soi-même,
quand le monde se dérobe ?
C'est ce que font, sans le savoir, les personnes que Nicolas
d'Estienne d'Orves a rencontrées pour son enquête, Le Village de la fin du
monde, " sorte de journal de bord, façon Tintin " sur la
vie dans ce chef-lieu du millénarisme qu'est devenu le village de Bugarach,
réputé être le seul endroit sur terre qui échappera au cataclysme du 21
décembre. Venues dans ce bourg de l'Aude pour des raisons similaires, elles
forment une communauté cependant illusoire ; chacun, campant sur ses
croyances, erre dans son désert personnel. Désert qui cesse d'être une
métaphore quand on entre dans L'Art de la résurrection, le
roman de l'écrivain chilien Hernán Rivera Letelier, bien qu'il revête le même
sens pour son héros, Domingo Zarate Vega, " le Christ d'Elqui
", lorsqu'il traverse celui d'Atacama, en prêchant les foules
avec le refrain classique : " Le jour du Jugement dernier est
proche, repentez-vous, pécheurs. " Car les foules sont ingrates
et renvoient ce " messie à la manque "à sa folie et à
sa solitude.
En somme, il faut commencer par déserter le monde si l'on tient à
s'occuper de sa fin. A moins que l'on ne puisse s'enticher d'apocalypse que
parce que le monde est déjà, depuis sa fondation, un désert. Tel est le
sentiment qu'on retire de la lecture du beau livre du critique d'art et
écrivain Jean-Yves Jouannais, L'Usage des ruines, recueil de
vingt-deux courts textes consacrés à des guerriers vainqueurs et vaincus, ou
aux témoins de leurs exploits, tous ayant en commun le décor où l'auteur les
saisit : villes dévastées, paysages transfigurés par les pluies d'obus,
tumulus de gravats... De la Mésopotamie d'il y a trois millénaires à Ground
Zero, en passant par l'Afrique des guerres puniques, les conquêtes napoléoniennes
ou le siège de Stalingrad, défilent les images saccadées, magnétiques, d'une
histoire universelle dont la guerre ne serait pas un accident, mais une
source jamais tarie.
Si l'apocalypse n'est pas le sujet explicite du livre, il ouvre des
perspectives lumineuses, sans discours ou presque - la puissance de l'image
suffit à tout -, sur l'obsession apocalyptique, c'est-à-dire sur le désir
mortifère de la catastrophe. Ainsi de cette scène, tirée du récit d'une
bataille en Chine au IVe siècle av. J.-C. : " C'était tout le
peuple de Luoyping qui était sorti des murs. Les hommes, les vieillards, les
femmes, les enfants, les soldats sans leurs armes. Et ce qu'ils faisaient,
appliqués, tournant le dos à l'assaillant, c'était de démonter, pierre à
pierre, les murailles de leur ville. (...) Bientôt (...) Luoyping fut une
surface nue sous le ciel. " Au-delà du contexte historique,
cette image d'une violence que, par certitude du pire, mais aussi par défi,
on retourne contre soi, resserre une grande part de la pensée qui donne son
unité au livre. Le monde semble aspirer par nature à la destruction, l'homme
étant l'agent de cet élan originaire d'agressivité envers les choses et les
êtres. Jean-Yves Jouannais cite Héraclite : " Un tas de gravats
déversés au hasard : le plus bel ordre du monde. " Comment dès
lors ne pas aspirer à la dévastation ? Comment ne pas désirer que surgisse
des profondeurs la beauté des ruines fondatrices ? C'est une tentation
constante de l'humanité confrontée à la menace de sa disparition : l'anticiper,
l'accepter, finir par l'aimer.
Sur un registre certes plus léger, le livre de Nicolas d'Estienne
d'Orves ne montre pas autre chose. Forme pure du désir d'apocalypse, Bugarach
est le révélateur parfait, puisque absurde, du nihilisme bon enfant de l'époque.
Mais pourquoi Bugarach ? C'est tout simple. Ce village et le pic qui porte
son nom forment " un vortex cosmo-tellurique : en clair, une
porte interdimensionnelle qui permet de réaliser le voyage astral ", explique
une interlocutrice. Pour des raisons elles aussi obscures, les croyances
ésotériques les plus baroques se concentrent sur ce lieu depuis des
décennies, entraînant l'afflux, commencé bien avant l'histoire de décembre
2012, de mages, de chamans, d'adeptes du channelisme, du tantrisme, du néodruidisme,
de l'ufologie... Il y aurait, dans les souterrains de la montagne, un réseau
menant à une base extraterrestre, à une cité enfouie, au repaire des derniers
Atlantes, dont l'exploration permettrait de découvrir les secrets les mieux
gardés de l'humanité. De là naît sans doute le besoin d'imaginer Bugarach
préservé des malheurs à venir : il serait tout de même dommage de se priver
de ces merveilles.
Bref, Bugarach est tout sauf Bugarach. C'est, comme disent les
voyants, une transparence, un lieu qui n'existe que pour révéler ce qui se
tient derrière. L'intelligence de Nicolas d'Estienne d'Orves est de le
renvoyer à sa plus commune réalité, ce qui lui permet de tracer au passage un
saisissant portrait de la France contemporaine en territoire dépris de
lui-même. Ici, les maisons semblent s'appeler " à vendre
", écrit-il drôlement. Même impression lorsqu'il remonte, en
voiture, la vallée de l'Aude : " Pas un commerce, pas même une
silhouette, des maisons aux volets fermés, des lieux retournés à la jungle.
(...) Comme si une partie de la France était morte sur pied, dans ces recoins
oubliés du monde. " Le désert, à nouveau : on n'y échappe pas.
Une civilisation, en pleine mue, abandonne sur le bas-côté ses formes
anciennes comme des peaux mortes. Tout un peuple d'illuminés, de va-nu-pieds
de l'apocalypse, se prosterne devant les décombres, totems dérisoires de
métamorphoses plus profanes que celles qu'ils hallucinent. Mais surtout plus
angoissantes, puisque dans le ciel aucun signe de feu n'annonce ce qui va
suivre.
Ces
va-nu-pieds, s'ils étaient plus attentifs à l'histoire chilienne, auraient pu
faire du Christ d'Elqui leur saint patron. Le héros d'Hernán Rivera Letelier,
inspiré d'un personnage réel, qui eut son heure de gloire dans la première
moitié du XXe siècle, est comme eux un adepte du bricolage métaphysique.
Convaincu d'être un nouveau Christ, il part sur les chemins préparer son
peuple aux derniers temps, dans un salmigondis où se mêlent éloquence sacrée
et préceptes rudimentaires : " Il faut prendre le petit déjeuner
le plus léger possible ! ",clame-t-il dans ses sermons enflammés. Il
croit parfois accomplir des miracles mais, quand il saute d'un toit pour
démontrer son élection divine, aucun ange ne le porte sur ses ailes : il se
foule la cheville, comme le premier pécheur venu. Brocardé, combattu,
brutalement séparé de la belle prostituée dont il avait cru pouvoir faire sa
Marie-Madeleine (moyennant certaines incartades à la chasteté), il renonce à
sa mission, et achève sa vie dans un anonymat dont il ne s'était éloigné
qu'aux yeux de poignées d'autres misérables affamés de merveilleux. Peu lui
importe : " Le Père éternel donne et reprend ", il
l'a assez prêché.
Figure du dénuement matériel et spirituel absolu, le Christ d'Elqui
est de ces êtres capables, puisqu'ils n'ont rien, de se soumettre à toutes
les étrangetés du destin, jusqu'à cette fin du monde qui hante nos pays
prospères et fébriles. Le monde est déjà perdu ; il peut le quitter. Sorti de
son désert, évadé du paysage de ruines qu'arpente Jean-Yves Jouannais, comme
des croyances burlesques dont Nicolas d'Estienne d'Orves fait son miel, le
personnage d'Hernán Rivera Letelier aura appris qu'il n'y avait pas d'autre
apocalypse à attendre que celle que tout homme connaît un jour, dans la vie réelle.
Acceptation sereine, joyeuse parfois, de la dépossession, qui fait de ce fou
d'entre les fous le plus lucide des prophètes.
Florent Georgesco
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