Saluons le travail colossal effectué par Christophe Thill et son équipe de traducteurs pour nous donner enfin la version française de Je Suis Lovecraft de S.T. Joshi (Actu SF 2019), reprenant le primo-texte de 1996 (cf 1996), avec de très utiles annotations fournissant la référence française (lorsqu’elle existe) des ouvrages ou documents cités par le biographe. J’avais lu ce document lors de sa parution aux USA et je l’ai repris avec beaucoup de plaisir en français. Cela se lit pratiquement comme un roman, et la vie de l’auteur est décortiquée avec tellement de minutie et de précisions que l’on suit pratiquement Lovecraft au jour le jour dans sa courte vie. Que Joshi soit un fan ne fait aucun doute, mais on est toujours surpris par le caractère acéré de sa plume, critiquant l’homme de Providence sur ses points faibles bien sûr (le racisme comme il se doit !), mais aussi sur beaucoup de ses textes dont il met en exergue les faiblesses (selon lui). Cela dit, j’ai beaucoup apprécié la dernière partie de l’étude, dans laquelle Joshi retrace ce qu’il s’est passé après la mort de Lovecraft, à savoir cette extraordinaire montée en puissance des éditions, des rééditions, des études, des pastiches, des produits dérivés (Art, films, musique, jeu de rôle), transformant le « Reclus » en une véritable icône de la culture contemporaine.
Quelques petits commentaires personnels sur le « héros » de ce pavé de près de 1400 pages :
° On est évidemment frappé par la précocité de l’auteur qui commence à manier la plume en vers et en prose dès l’âge de sept ans. Et de se lancer, à l’âge où on joue aux billes avec les copains, dans la publication de fanzines sur la science, l’astronomie ou… les chemins de fer.
° Le mythe du « Reclus » est un demi-mythe. Il est vrai qu’il a vécu jusqu’en 1914 dans un univers confiné, orchestré par sa mère et ses tantes, privé pour l’essentiel d’école et donc de relations sociales eu égard à sa mauvaise santé. Mais il sortira progressivement de ce cocon grâce à la découverte de la « Press Amateur » qui lui permettra de nouer de nombreux contacts (en adhérant à l’UAPA), et de prendre son envol en créant son propre « fanzine », The Conservative. C’est en 1921, année de la mort de sa mère, qu’il effectuera sa véritable mutation, comme s’il se libérait d’une chape de plomb…. Le nouveau Lovecraft partira à New York, se mariera (pour peu de temps) puis arpentera les États-Unis (et le Québec) à la rencontre de ses nombreux correspondants.
° On a beaucoup écrit sur Lovecraft et la nourriture, au point d’en sortir une caricature : des boîtes de conserve (notamment de chili con carne), des glaces et du café archi-sucré. Cela n’est pas faux, notamment lors de ses dernières années de « pauvreté » à Providence. Il est vrai aussi qu’il ne buvait pas d’alcool, ne fumait pas et avait en sainte horreur les produits de la mer. Au point de quitter la table lorsqu’un des ses amis avait commandé du poisson, pour aller manger un sandwich au bistrot d’en face. Mais il aimait les restaurants, et notamment un petit italien de Manhattan où il allait se régaler avec Sonia. Laquelle Sonia le gâtait avec ses petits plats qui lui valurent une crise pondérale ! On notera aussi sa faiblesse pour les banquets de Thanks Giving auxquels il était annuellement invité par ses amis. Et on découvrira, avec E.H. Price, sa rencontre avec le curry, d’autant plus apprécié qu’il était « super-hot ».
° Lovecraft et les femmes est un autre sujet incontournable ! Il a découvert avec horreur « les choses de la vie » dans un ouvrage d’anatomie, mais avouera avoir été perturbé par sa libido naissante à l’âge de la puberté. Joshi suppose un petit coup de cœur entre Lovecraft et une auteure amateure, Winifried Virginia Jackson, mais sans grandes preuves il est vrai. Le véritable mystère ce cet homme qui n’aimait pas le sexe sera son mariage surprise avec Sonia Greene. Une « affection intellectuelle » comme on le devine dans les mémoires de Sonia ? Il est à cet égard regrettable qu’elle n’ait point gardé sa correspondance avec l’auteur. En tout état de cause, et après le rapide fiasco de cette union, il ne sera plus question de femmes autres que ses tantes dans la vie de l’écrivain.
° Beaucoup pensent que Lovecraft était un auteur de fiction et en aucun cas un philosophe. Ce n’est pas le point de vue de Joshi qui consacre un chapitre assez dense à cet aspect de l’œuvre auquel il dédiera, du reste, l’un ces cinq tomes de ses Collected Essays (volume V, Hippocampus Press, 2006, 382 pages). On connaît tous les fondamentaux : matérialisme mécanique, athéisme, indifférentisme, mais aussi cosmicisme. L’homme n’est qu’une poussière négligeable dans un univers qui l’ignore. Mais ce qui trouble beaucoup de ses lecteurs, c’est l’arrière-plan occulte de nombre de ses fictions, reposant sur d’obscurs manuscrits ésotériques (authentiques ou inventés comme le Necronomicon) et d’inquiétantes créatures venues d’Ailleurs, quasi- divinités pour les uns, extraterrestres pour les autres. Le biographe balaye d’un trait de plume toute connotation ésotérique dans l’œuvre, citant par exemple l’un des correspondants de Lovecraft, William Lumley : « Comme de nombreux occultistes modernes, il était convaincu de la réalité du Mythe de Lovecraft. Le fait que Lovecraft et ses collègues affirmaient que tout cela n’était qu’invention ne le troublait pas le moins du monde… ». Je pense que l’ambiguïté qui plane sur ce sujet est la conséquence de la place qu’accorde l’auteur au rôle des rêves dans sa création littéraire. Il s’en est expliqué :
(Lettres à C.A.S du 17 octobre 1930 et à FBL du 27 février 1931, in Selected Letters). Ces deux documents, exhumés par John L. Steadman (cf 2015, H.P. Lovecraft and the Black Magical Tradition), sont d’une grande importance dans le cadre du débat inépuisable sur le « matérialisme ésotérique » de Lovecraft (Fritz Leiber, quant à lui, parle de « matérialisme surnaturel ! »). Lovecraft y explique que les humains n’ont qu’une connaissance limitée de la réalité et que ses visions cosmiques proviennent d’Ailleurs, plus précisément d’un « réservoir subconscient de visions ». Il est du reste très clair sur le sujet dans de nombreuses nouvelles. Ainsi dans Par-delà le mur du sommeil (1919) : Je me suis souvent demandé si la majeure partie des hommes ne prend jamais le temps de réfléchir à la signification formidable de certains rêves, et du monde obscur auquel ils appartiennent. Sans doute nos visions nocturnes ne sont-elles, pour la plupart, qu’un faible et imaginaire reflet de ce qui nous est arrivé à l’état de veille (n’en déplaise à Freud avec son symbolisme puéril) ; néanmoins, il en est d’autres dont le caractère irréel ne permet aucune interprétation banale, dont l’effet impressionnant et un peu inquiétant suggère la possibilité de brefs aperçus d’une sphère d’existence mentale tout aussi importante que la vie physique, et pourtant séparée d’elle par une barrière presque infranchissable.
Il existerait dans l’Univers des entités (entities or life-forms) capables de donner un véritable supplément à nos sens limités. Les Grands Anciens n’existent certes pas en l’état, et on s’est beaucoup mépris sur leur caractère divin. Mais ces formes sont plutôt de nature extrahumaine et ont inspiré la préhistoire de l’humanité. Encore une fois, il n’y a rien de « surnaturel » ici. Cela dit, il n’est pas surprenant que certains hommes cherchent à suivre le même chemin que lui pour découvrir les merveilles des autres architectures, paysages, géométries etc… Les expériences les plus gratifiantes sont celles visant à « recapturer » des fragments de souvenirs flottant dans le subconscient. Mais s’agit-il vraiment de souvenirs ? Le rêve s’appuie sur la réalité et l’expérience du rêveur, qui subissent maintes transformations, marque de fabrique de l’onirisme. Mais quid des visions de cités fantastiques, de murailles cyclopéennes, de sculptures improbables, de gravures étonnantes et d’écritures inconnues ? Voilà matière à un large débat qui pourrait rejoindre les intuitions développées par Lovecraft dans A travers les Portes de la Clef d’Argent (1932-33) sur l’Archétype Universel.
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