vendredi 4 décembre 2015

LES CHRONIQUES D'EL'BIB : L'ABOMINATION DE DUNWICH, Lovecraft

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Avec L’Abomination de Dunwich (ou Horreur sur Dunwich,1928, Weird Tales 1928), on plonge au cœur du « Mythe » dont les éléments de base se mettent solidement en place, et notamment le « pays de Lovecraft » pour lequel j’ai beaucoup de tendresse. 



Nous avions déjà visité rapidement Kingsport dans Le Festival (1923), Arkham dans L’Image dans la Maison Déserte (1920), mais c’est la vallée de Miskatonic qui nous est proposée ici, avec ses collines recouvertes par d’étranges cercles de pierre, ses maisons délabrées avec leurs toits à croupe, refuge de sinistres engoulevents, et avec ses habitants marqués de dégénérescence. Nous sommes à Dunwich, à la ferme des Whateley dans laquelle va naître le jeune Wilbur, entouré de sa mère Lavinia, une albinos laide, et de son grand père. On ignore qui est le père même, si de sinistres rumeurs courent sur sa véritable nature. Et ce joyeux garnement va connaître une croissance extrêmement rapide, alors que son grand père ne cesse d’agrandir le bâtiment et de commander de plus en plus de bétail qui disparaît rapidement. L’aïeul passe une partie de son temps dans de vieux grimoires, et la rumeur ne cesse d’enfler dans le voisinage, en raison des bruits effrayants qui sourdent de la ferme enveloppée dans une puanteur épouvantable.
Le vieux Whateley décède et Wilbur, mesurant 2 mètres 20 du haut de ses 14 ans, se propulse à la bibliothèque de l’Université de Miskatonic, pour consulter le Necronomicon, l’exemplaire que lui a légué son grand père étant en partie incomplet. Sa consultation sera surveillée par le Pr Henry Armitage qui sera effrayé en voyant les pages étudiées. Aussi refusera-t-il fermement de lui confier le volume pour copie. Wilbur fera une tentative tout aussi infructueuse à la bibliothèque Widener de Cambridge et reviendra nuitamment à Miskatonic, afin de tenter de dérober le livre maudit. Réveillés par les hurlements des engoulevents, Armitage et deux de ses collègues se précipiteront à la bibliothèque et découvriront le corps de Wilbur à l’agonie. Mais à l’examen du corps, la surprise de nos savants sera de taille :
Au-dessus de la taille, les proportions restaient à peu près humaines ; mais la poitrine, sur laquelle le chien faisait encore peser ses griffes acérées, était couverte d'une sorte de cuir réticulé, comme la peau d'un crocodile ou d'un alligator. Le dos, taché de jaune et noir, rappelait vaguement la peau de certains serpents. Mais c'est sous la taille que l'horreur s'offrait aux regards ; toute semblance
humaine s'effaçait, pour laisser place à la pure insanité. L'épiderme était couvert d'une épaisse fourrure noire et, de l'abdomen, pendaient de longs tentacules vert-de-gris au bout desquels béaient des bouches avides. Ils étaient étrangement agencés, semblant suivre les règles de symétrie d'une géométrie inconnue sur Terre ou dans notre système solaire. Profondément enfoncés dans chacune des hanches, s'ouvraient, au sein d'orbites rosâtres, ce qui semblait être des yeux primitifs ; une trompe ou une antenne annelée de mauve tenait lieu de queue, laquelle paraissait être un embryon de gueule ou de gorge. À l'exception de la fourrure sombre, les membres s'apparentaient plus ou moins à ceux des sauriens géants de la préhistoire, et se terminaient en coussinets aux veines proéminentes, qui n'étaient ni des griffes ni des sabots. Lorsque la chose respirait, la queue et les tentacules changeaient de couleur du fait d'un phénomène circulatoire permettant l'afflux de ce sang vert, qui virait au jaune dans la queue et à un gris malsain entre les anneaux violets. Pas une goutte de sang humain dans ce corps ; uniquement cette substance verdâtre dont la flaque sur le sol allait en s'étalant, décolorant le plancher sur son passage.
Mais la disparition de Wilbur ne mettra pas fin aux atrocités commises dans la région. Une créature monstrueuse rôde et multiplie les dégâts. Le Pr Armitage, ayant récupéré la bibliothèque des Whateley, s’attaquera au décryptage d’un manuscrit rédigé par Wilbur, manifestement son journal. Un décodage particulièrement laborieux, l’alphabet utilisé échappant aux canons classiques en la matière. Il finira par casser le texte et prendra conscience de l’horreur invoquée par le rédacteur. En compagnie de ses deux assistants, il traquera la chose jusqu’au sommet de Sentinel Hill et la replongera dans le néant grâce à l’utilisation de rituels découverts dans les livres maudits.

Revenons sur plusieurs points :

° Dunwich : 




Lovecraft décrit le village de Dunwich ainsi : Au-delà d'un pont couvert, il aperçoit un petit village blotti entre le fleuve et le flanc vertical de Round Moutain, et s'étonne de voir des toits à croupe appartenant à une époque architecturale beaucoup plus ancienne que celle de la région avoisinante. Il n'est guère rassuré en constatant que la plupart des maisons désertes tombent en ruine, que l'église au clocher démantelé abrite l'unique boutique du hameau. Il craint de s'aventurer dans le ténébreux tunnel du pont, mais il est impossible de l'éviter. Après l'avoir franchi, il ne peut s'empêcher de sentir une légère odeur pernicieuse, odeur de pourriture entassée au cours des siècles. Il éprouve un grand soulagement à s'éloigner de ce lieux en suivant l'étroit chemin qui longe la base des collines et traverse une vaste plaine pour rejoindre enfin la barrière de péage d'Aylesbury. Plus tard, il apprend qu'il est passé par le village de Dunwich.
Il est intéressant de noter qu’il existe un port disparu du nom de Dunwich dans le Suffolk en Angleterre. Ce nom est également utilisé dans la nouvelle The Terror d’Arthur Machen (1917).
Lovecraft n’utilisera plus ce village, sauf dans son poème La Piste très ancienne (1929). En revanche, ses « successeurs » dont August Derleth le mettront fréquemment en scène.

° Necronomicon

La partie consultée par Wilbur figure page 751. Elle est retranscrite dans la nouvelle :

Il ne faut point croire que l'homme est le plus vieux ou le dernier des maîtres de la terre, ou que la masse commune de vie ou de substance soit seule à y marcher. Les Anciens ont été, les Anciens sont, et les Anciens seront. Non dans les espaces que nous connaissons, mais entre eux. Ils vont sereins et primordiaux, sans dimensions et invisibles à nos yeux. Yog-Sothoth connaît la porte. Yog-Sothoth est la porte. Yog-Sothoth est la clé et le gardien de la porte. Le passé, le présent, le futur, tous sont un en Yog-Sothoth. Il sait où les Anciens ont forcé le passage jadis, et où Ils le forceront de nouveau. Il sait où Ils ont foulé les champs et la terre, et où Ils les foulent encore, et pourquoi nul ne peut les voir quand Ils le font. A leur odeur, les hommes peuvent parfois connaître qu'Ils sont proches, mais de leur apparence aucun homme ne peut rien savoir, si ce n'est sous les traits de ceux qu'Ils ont engendrés chez les hommes ; et de ceux-ci sont plusieurs espèces, différentes par leur figure, depuis la plus véridique eidolon de l'homme à cette forme invisible et sans substance qui est Eux. Ils passent, nauséabonds et inaperçus dans les lieux solitaires où les Paroles ont été prononcées et les Rites ont été hurlés tout au long en leurs Temps. Leurs voix jargonnent dans le vent, et Leur conscience marmonne dans la terre. Ils courbent la forêt et écrasent la ville, pourtant ni forêt ni ville ne peuvent apercevoir la main qui frappe. Kadath Les a connus dans le désert glacé, et quel homme connaît Kadath ? Le désert de glace du Sud et les îles englouties de l'Océan renferment des pierres où Leur sceau est gravé, mais qui a jamais vu la ville au fond des glaces et la tour scellée festonnée d'algues et de bernacles ? Le Grand Cthulhu est Leur cousin, encore ne les discerne-t-il qu'obscurément. Ïa ! Shub-Niggurath ! Vous les connaîtrez comme une abomination. Leur main est sur votre gorge, bien que vous ne Les voyiez pas ; et Leur demeure ne fait qu'un avec votre seuil bien gardé. Yog-Sothoth est la clé de la porte, par où les sphères communiquent. L'homme règne à présent où ils régnaient jadis ; Ils régneront bientôt où l'homme règne à présent. Après l'été l'hiver, et après l'hiver l'été. Ils attendent, patients et terribles, car Ils régneront de nouveau ici-bas.
Necronomicon, page 751 de l'édition espagnole de la traduction latine

° Créatures

C’est Yog Sothoth qui est mis ici en scène. Il apparaît pour la première fois dans L’Affaire Charles Dexter Ward 1927). Selon le canon codifié par Derleth, il ne s’agit pas d’un Grand Ancien, mais d’un Dieu Extérieur.
Un des témoins de la scène finale le décrit de la sorte :
Une avalanche de questions fusa, et seul Henry Wheeler pensa à récupérer le télescope et à le nettoyer. Curtis ne parvenait pas à parler distinctement, et même répondre d'un simple mot lui paraissait impossible.
Plus grand qu'une grange... plein de cordes qui se tortillent... ce gros truc qu'a la forme d'un œuf, plus grand que tout avec des dizaines de jambes, qu'elles sont comme des tonneaux pis qu'elles disparaissent quand y marche... y a rien qui tient là-dedans – c'est tout comme de la gelée et tout comme des cordes entortillées toutes ensembles... et pis des gros yeux qui sortent tout partout... pis dix
bouches, vingt, qui sortent de par tous les côtés, qu'elles sont grandes comme le tuyau d'un poêle, qu'elles s'ouvrent, qu'elles seferment.... Tout gris, avec des genres de ronds bleus pis mauves... et par le bon dieu dans son paradis – ce visage tout en haut.

° Cinéma : 

Lovecraft et le cinéma font rarement bon ménage. Encore un exemple avec Witches (The Dunwich Horror), téléfilm américano-allemand réalisé par Leigh Scott en 2009.
 Synopsis : En Louisiane, Lavina, une mère célibataire de 35 ans accouche d'un petit garçon et d'un monstre dans la démoniaque Whateley House. 10 ans après, le docteur Henry Armitage et son assistant le professeur Fay Morgan découvrent que la page 751 de chaque exemplaire du Necronomicon est manquante et que la confrérie noire a invoqué le gardien Yog Sothoth afin de laisser le portail ouvert aux démons et autres dieux. Ils invitent l'arrogant et sceptique professeur Walter Rice afin de pouvoir traduire le Necronomicon pour pouvoir trouver le livre. Pendant ce temps, le fils de Lavina, Wilbur Whateley, vieillit très rapidement et recherche la page manquante afin d'ouvrir le portail.
La thématique de la nouvelle est dans l’ensemble conservée, mais avec quelques innovations croustillantes (les jumeaux). S’y rajoutent une porte temporelle qui permet d’aller visiter Abdul Alhazred alors qu’il est en pleine rédaction, un bordel moyen-oriental où on trouvera l’opium nécessaire à l’ouverture de la porte et une histoire d’amour à l’eau de rose. Les vrais fans se consoleront en admirant les pages du Livre Maudit qui tapissent une chambre à coucher !

° JDR 



Le Jeu de rôle s’est emparé de ce village maudit, notamment avec Retour à Dunwich Ce second ouvrage du Pays de Lovecraft Descartes/Chaosium 1992) est consacré au village et au comté de Dunwich. Contrairement aux autres guides de la gamme et aux indications de la couverture, il ne contient pas de scénario à proprement parler, mais seulement du background. Les lieux sont décrits aux alentours de 1928. Au programme : paysans dégénérés et horreurs anciennes.
Le premier chapitre, "Retour à Dunwich", propose en dix pages une intrigue pour amener les investigateurs à visiter Dunwich : le Dr Armitage de l'université de Miskatonic leur demande d'enquêter sur les suites des événements relatés dans l'Abomination de Dunwich. Il ne s'agit pas d'un scénario classique, mais de conseils pour débuter une campagne dans laquelle le MJ improvisera événements et rencontres au hasard des pérégrinations de ses joueurs.
"Bienvenue à Dunwich" présente ensuite en 8 pages quelques généralités sur le comté : accès, moyens de communications, climat... Ce chapitre est suivi de "Les secrets de Dunwich", qui éclaircit en 5 pages quelques uns des grands mystères de la région. Attention aux révélations !
"Le village de Dunwich" décrit ensuite l'agglomération sur 18 pages, selon un format classique : liste des lieux et de leurs occupants, mêlant surnaturel et conventionnel, le tout complété par des portraits et des cartes. Les secrets et travers des uns et des autres y sont révélés. Le "Guide des environs de Dunwich" fournit les mêmes informations sur les fermes et maisons entourant le village. Il occupe cette fois 44 pages. Enfin "Le sous-sol" présente les tunnels qui courent sous tout le comté et les secrets qu'ils renferment. La forme du chapitre ressemble à un scénario (avec statistiques et scènes typiques), ce qui facilite sa mise en scène.
L'ouvrage se termine par deux annexes : la première est consacrée à l'Abomination de Dunwich, avec une description détaillée des événements de la nouvelle de Lovecraft, alors que le second propose légendes et rumeurs à faire découvrir aux joueurs pour entretenir leur intérêt pour le village maudit et ses habitants. Une carte détachable (A2 noir et blanc) de la région est également offerte.

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