Notre Part de Nuit, Mariana Enriquez (Le Seuil, éditions du Sous-Sol 2021).
Il est devenu banal de dire aujourd’hui que la fiction néo-lovecraftienne est très riche et que ce jet continu de créativité nous réserve parfois de belles surprises. Mais cette littérature a du mal à se libérer de ce qu’on peut appeler « les références incontournables », à savoir l’utilisation quasi-systématique des créations de base du Maître comme celles issues de son panthéon (Cthulhu), de sa géographie (Arkham) ou de sa bibliothèque maudite (Necronomicon), sans oublier ses propres personnages... Rares en effet sont les auteurs qui arrivent à transcender ces artefacts pour ne retenir de l’œuvre du Prince Noir que ce qui est sa véritable originalité : l’approche d’une Horreur Absolue avec sa mécanique implacable et sa nature profondément délétère. Thomas Ligotti [1] s’y est essayé, avec un certain succès et peut être aussi plus récemment Joseph Denize [2] Mais la vraie réussite vient de nous être livrée par Maria Enriquez avec cet énorme pavé qui a pour titre Notre part de nuit. Un ouvrage qui coupe littéralement le souffle et qui a eu droit du reste à une page entière de commentaires élogieux dans Le Monde des Livres du 17 novembre 2021 sous la signature de François Angelier. La radiance noire de Lovecraft sous-tend ce récit avec son horreur vorace, tout comme l’inspirent le caractère glauque des petites villes de province de Richard Matheson ou les terreurs irraisonnées de l’enfance chez Stephen King. La monstruosité n’a rien d’une maléfique divinité nocturne ou d’une quelconque angoisse métaphysique. Elle a pour nom « l’Obscurité », sorte de trou noir vorace qui se nourrit de chair humaine qui lui est offerte lors de cérémonies secrètes organisées par « l’Ordre ». Une organisation présidée par la britannique Florence Mathers (tiens, la Golden Dawn !) et qui est censée permettre à ses dévots d’accéder à l’immortalité. Mais pour faire « jonction » avec la créature, encore faut-il disposer d’un médium expérimenté, capable de canaliser la créature et de limiter les dégâts de sa gourmandise sauvage.
Nous sommes en Argentine sous les années de dictature, et le récit met en scène Juan Paterson, héritier d’une famille d’émigrants. Il a épousé Rosario, riche descendante du clan Reyes-Bradford, fidèles sectateur de l’Obscurité. Il a perdu sa femme dans des circonstances mystérieuses et vit seul avec son fils Gaspar. Il possède les pouvoirs nécessaires et se trouve contraint par la famille Reyes à jouer ce rôle d’intermédiaire. Il est pourtant souffrant et son arythmie cardiaque est décrite avec moultes détails ; ses jours sont comptés. Il s’occupe tant bien que mal de son fils et livre un combat occulte dangereux contre sa belle famille pour que Gaspar ne devienne pas le prochain intermédiaire, alors que le pauvre garçon manifeste tous les symptômes d’une médiumnité en puissance. L’action se déroule dans un climat particulièrement malsain dont sont victimes, outre Juan, Gaspar et ses amis. Il ne fait pas bon mettre sa main dans l’Obscurité, au risque de n’en retirer un moignon ; il est déconseillé de visiter une certaine maison abandonnée dont les étagères son décorées de restes humains et dont une certaine pièce est le repère de l’Obscurité ; il n’est pas indispensable de visiter les sous-sols de la villa Reyes où sont enfermés des débris vivants d’humains mutilés destinés à la consommation courante du monstre. Les scènes « d’Appel du Grand Cthulhu » de Lovecraft sont de gentilles cérémonies pour enfants à côté des rituels d’invocation de la Noirceur.
Un sacré tour de force que ce roman qui nous fait toucher du doigt le mal absolu. Mais aussi un beau roman d’amour entre un père et un fils qui vont se déchirer au nom d’une Horreur qui les dépasse.