mercredi 8 février 2012

LES AVENTURIERS DU TABLEAU PERDU

Les aventuriers du tableau perdu

Entretien avec Jérôme Félix et Paul Gastine - 07/02/2012

BD GEST

 
Rien, a priori, ne destinait L'Héritage du Diable à connaître un tel succès : la rencontre d'un jeune dessinateur avec un scénariste un peu plus aguerri, un thème, à première vue, lorgnant du coté du Da Vinci Code, une histoire d'amour avortée dès les premières planches. Six mois après la sortie du deuxième tome, il faut bien admettre que cette aventure ésotérique a su trouver son public, un mélange des genres qui séduit tant par la richesse du scénario de Jérôme Félix que par le dessin de Félix Gastine qui ne cesse de s'améliorer. Rencontre avec les deux auteurs, du côté de Saint Malo, avant la sortie du troisième tome qui sera celui des révélations.

Quelle est l’origine de L’Héritage du Diable ? Est-ce plutôt le Da Vinci Code ou les récits entourant le mystère de Rennes-Le-Château ?

Jérôme Félix : J’ai commencé à travailler cette histoire bien avant la sortie du Da Vinci Code. Rennes-Le-Château, c’est un peu le carrefour de l’ésotérisme. Un jour, sur une brocante, je suis tombé sur une cassette VHS du Secret des Templiers. C’était une adaptation de L’Enigme Sacrée, un livre d’Henry Lincoln qui fait partie des deux livres fondateurs de Rennes-Le-Château avec L’Or de Rennes de Gérard le Sède. Henry Lincoln est un journaliste anglais qui avait fait des émissions pour la BBC et qui a popularisé le mythe de Rennes-Le-Château dans les pays anglo-saxons, et qui a passé trente ans de sa vie sur ce mystère. Et il sortit dans les années 80 L’Enigme Sacrée, un livre controversé, dont le Da Vinci Code reprend toute la trame. Henry Lincoln est un peu le Decaux anglais, et sa façon de raconter cette histoire m’a fasciné. Malheureusement, cette cassette VHS était éditée aux éditions Atlas et était « à suivre ». J’ai cherché à connaître la suite du récit. Ne l’ayant pas trouvée, je me suis amusé à imaginer une fin. Parallèlement à ça, je voulais adapter en BD un épisode d’Arsène Lupin et j’étais en train de relire toute l’œuvre de Maurice Leblanc. Et j’ai trouvé beaucoup de similitudes entre ces deux histoires, notamment entre le trésor de Rennes-Le-Château et L’Aiguille Creuse. En faisant quelques recherches supplémentaires sur Rennes-Le-Château, je m’aperçois qu’il existe un bouquin parlant de Maurice Leblanc à Rennes-Le-Château. J’ai trouvé cette coïncidence assez incroyable. Cela m’a aussi permis de trouver un angle d’attaque : un écrivain cache un secret ésotérique dans son œuvre. Chez Bamboo, Le Messager venait de sortir et j’avais entendu dire qu’ils souhaitaient sortir d’autres séries sur le thème de l’ésotérisme. Je me suis proposé en leur disant que j’avais un sujet et qu’il fallait simplement racheter les droits de L’Enigme Sacrée. Ils m’ont répondu : « Pas question de racheter les droits. Tu prends le bouquin et tu changes des trucs. » (rires). J’ai laissé un temps ce projet de côté et rencontré Paul Gastine avec qui j’essayais de trouver un sujet. Un jour, il me dit « Tiens, j’ai lu un bouquin qui parle d’un tableau codé, le Da Vinci Code. ». Je croyais que c’était le nom de l’auteur ! (rires). Je n’en avais jamais entendu parler. Paul à l’époque avait 17 ans, et je lui ai conseillé de d’abord terminer ses études avant d’aller plus loin dans ce projet. Entre temps, Le Triangle Secret est sorti, ainsi que quelques albums de la collection Loge Noire. On s’est rendu compte que ce n’était pas la peine de revenir avec un énième bouquin du même style. On a donc décidé de transformer notre idée de départ en un grand récit d’aventures, moins érudit que la collection Loge Noire. "L’Héritage", c’est un peu Indiana Jones qui découvre le mystère de Rennes-Le-Château. Mon angoisse était surtout de ne pas reprendre entièrement la théorie de quelqu’un qui y a passé plus de trente années de sa vie.

Paul Gastine : On s’est rendus compte que ce mélange aventures/ésotérisme n’était pas si courant que ça. On souhaitait juste prendre le mystère de Rennes-Le-Château comme prétexte pour lancer un grand récit d’aventures. Tintin a été notre référence.

JF : Le récit de Rennes-Le-Château est le parfait archétype du mystère : il y a un trésor, des codes secrets, un jeu de pistes… Le but était de prendre cette recette tout en la réinventant. On a été à tel point inspirés par Tintin que je me suis rendu compte, après coup, que le départ de "L’Héritage" ressemble énormément à celui du Secret de La Licorne. Finalement, la série a marché au-delà de nos espérances.

Le nom de l’abbé Saunière a été conservé même si vous avez pris une certaine distance avec le texte original…

PG : C’était aussi une façon de se démarquer, de faire rentrer le lecteur dans une pure fiction imaginaire, sans aucun lien avec une quelconque théorie sur ce mystère.

JF : On aurait effectivement pu dire que ce curé n’était pas Saunière. On ne s’est jamais vraiment posé la question. C’est le personnage qui transmet le témoin, le parchemin.

PG : Il se trouve aussi que j’aime bien le dessiner (sourire). C’était un type super imposant. Il a un côté Al Capone.

JF : On aurait pu aussi ne pas situer l’histoire à Rennes-Le-Château. Ce qui nous a surtout servi, c’est l’histoire du tableau de Nicolas Poussin, « Les Bergers d’Arcadie ». Et puis, il faut bien l’avouer, on s’est un peu servis du nom connu de l’Abbé Saunière pour attirer quelques lecteurs.

N’avez-vous pas craint d’être trop exigeants avec vos lecteurs face aux nombreuses références qui jalonnent le récit ainsi qu’aux différents changements de lieux, notamment dans le deuxième tome ?

JF : C’est curieux, car les différents retours qu’on a eus, de la presse et des lecteurs, indiquaient justement que pour une fois, on ne se perdait pas dans un récit ésotérique. Quand on utilise des références ésotériques, on essaie de les diminuer au maximum. On a décidé avec Paul de n’utiliser que des références graphiques, c'est-à-dire qui peuvent se comprendre visuellement. Par exemple, les initiales de Rennes-Le-Château et de Rose-Croix, RC, c’est quelque chose de visible.

PG : C’est pour ça que les personnages, dans l’album, font souvent des croquis, des plans, pour que le lecteur ne soit jamais largué.

JF : C’est vrai qu’il y a deux enquêtes en parallèle, ce qui n’est pas si courant en bande dessinée. Le fait de passer d’une scène à l’autre, d’un lieu à l’autre, est fait pour donner du rythme au récit.

On peut lire sur la tranche du premier tome (1/3) et (2/4) sur le deuxième. À quel moment vous êtes-vous rendus compte de la nécessité d’un volume supplémentaire ?

JF : Au moment où on a commencé à découper la scène du zeppelin au-dessus du Mont St-Michel, on s’est dit qu’on avait là quelque chose d’extraordinaire, de la pure aventure. Du coup, si on s’en était tenu au planning de trois volumes, on n’aurait pas pu donner d’espace à cette scène-là.

PG : Il y avait une part de grand spectacle à assurer.

JF : On est donc parti du principe qu’il fallait en rajouter un peu, tout en se laissant la possibilité de rajouter quelques autres scènes spectaculaires dans les tomes suivants. On a donc pris l’option du tome supplémentaire. Finalement, les lecteurs semblent plutôt satisfaits.

Si l’on vous dit que le conservateur a des faux airs de Louis de Funès…

PG : On aurait pu faire une double page complètement banale avec des gros plans sur des têtes en train de parler de trucs chiants. On s’est dit…

JF : On veut un gag.

PG : Voilà, il fallait un gag pour faire passer la double page de dialogues.

JF : Quand on discute du scénario ensemble, on se dit de temps en temps : « Tiens, là il faut faire passer des infos pour faire avancer l’histoire. » On n’avait pas envie de faire dans le « pédant » en annonçant une révélation qui va changer le monde. Dans ces moments-là, on se force à trouver un gag.

PG : Au départ, on voulait mettre Napoléon en tableau de fond.

JF : Ça nous a semblé sympa d’introduire un personnage avec le physique de Louis de Funès et puis ça contribuait au style de la série en appuyant sur le fait que tout ça n’est finalement pas très sérieux. On en revient à Tintin, mais il y a aussi souvent des scènes ponctuées d’un gag.
Dans le tome 3, on se retrouve un peu embêtés car le récit devient plus dur. On est moins à l’aise pour y mettre des gags par rapport à ce que les personnages vivent. Il se peut qu’il y ait un changement de ton, comme si les héros avaient grandi d’un coup.

PG : C’est un peu dans la continuité de leur évolution. Ils passent quand même à la moulinette et en ressortent moins innocents et plus impliqués qu’au début. Il y a forcément moins de légèreté. Constant évolue et n’est plus à rechercher sa copine « vaporeuse ».

Le troisième tome verra-t-il enfin l’entrée en scène de la mystérieuse Juliette ?

JF : Oui, elle intervient dans l’histoire dans le tome 3. Il y a deux solutions dans une série à énigmes : soit on attend la fin pour livrer la clé, soit on la livre dès le départ. On sait en effet que c’est Juliette et le curé avec qui elle est qui détiennent le secret de l’histoire. Celui-ci va être donné au lecteur dès le tome 3, sans attendre le tome 4. Ainsi, il n’y aura plus vraiment de mystère dans le 4, il sera tenu par autre chose. Le lecteur saura pourquoi elle a été peinte sur ce tableau, qui elle est vraiment, qui sont les curés avec qui elle est… Le but du tome 4 ne sera donc pas de découvrir les secrets mais de savoir ce que vont en faire les gens. Il y aura une réponse qui ne sera pas ésotérique, mais logique.

PG : Ce qui me dérange dans les bandes dessinées, mais surtout dans les films, c’est ce dernier quart d’heure où l’on raconte tout sans laisser ensuite de place pour les personnages.

JF : Dans le dernier volume de L’Arche, j’avais livré le mystère dès la moitié de l’album. Pour autant, je me suis rendu compte que les lecteurs n’étaient pas tenus que par ça mais ils pouvaient également être touchés par les personnages.

Le premier tome de L’Héritage du Diable a bénéficié d’une édition spéciale, un toilé, chez Canal BD. Qui en a pris la décision ?

JF : Canal BD demande aux éditeurs de leur proposer des titres. J’imagine que les libraires se réunissent ensuite pour voter. On a été surpris, d’autant que j’avais préparé Paul au pire. Pour moi, c’était typiquement la BD d’aventures qui allait en prendre plein la gueule. Sentir que dès le départ d’une série, un intérêt existe, forcément ça aide.

PG : Oui, surtout de la part de libraires pros.

JF : Le tome 1 s’est épuisé en deux mois et a été réimprimé aussitôt. Apparemment on n’a pas perdu de lecteurs pour le tome 2. Et puis Paul se met à dessiner de mieux en mieux.

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