RETOUR SUR - Il y a 60 ans, le "Matin des magiciens" ou l'aube d'une contre-culture
Civilisations anciennes, ovnis, sorcellerie et sociétés secrètes : paru il y a 60 ans en France, "Le Matin des magiciens", livre phénomène de Jacques Bergier et Louis Pauwels, allait initier des millions de lecteurs au "réalisme fantastique" et inspirer, tel un bréviaire de l'étrange, des générations de curieux.
La France vient à peine de se convertir au Nouveau Franc et est plongée dans la guerre d'Algérie, quand le livre paraît chez Gallimard, en octobre 1960.
Sur 500 pages, Bergier et Pauwels convoquent pêle-mêle les réflexions du théologien catholique Pierre Theilard de Chardin, qui tente de réconcilier science et religion, et toutes les théories les plus incroyables sur les civilisations disparues, de l'Atlantique à l'île de Pâques; les extra-terrestres; le goût des nazis pour l'occultisme; les sociétés secrètes ou l'idée que la Terre serait creuse...
"La France commence à sortir de la nausée, du pessimisme sartrien, c'est l'époque de Boris Vian... Et le Matin des Magiciens ça a été une bombe : c'était une manière d'ouvrir les fenêtres" de la société, raconte à l'AFP Philippe Marlin, dirigeant des Editions de l'oeil du sphinx, spécialisées notamment dans l'ésotérisme, la SF ou l'"ufologie".
- "Une autre réalité" -
En pleine ère de l'atome, une période où la science semble en mesure de répondre à toutes les questions, "Pauwels et Bergier donnent un coup de pied dans tout cela, avec leur idée de réalisme fantastique : ce sont des réalistes critiques --et pas uniquement des rêveurs-- qui invitent à investiguer une autre réalité qu'on n'a pas encore touchée du doigt", décrypte l'auteur et éditeur, qui a découvert le livre en Terminale, en 1963-64, grâce à son prof de philo.
"C'est un phénomène éditorial inédit et singulier" et qui a rencontré "un écho massif", confirme Jean-François Sanz, qui pilote pour le fonds de dotation Agnès B. "Un autre monde///dans notre monde", des expos faisant dialoguer artistes et sciences, dans le sillage du "Matin des magiciens".
Le livre, sous-titré "Introduction au réalisme fantastique", est le fruit de "cinq années de recherches aux frontières de la science et de la tradition", selon les mots de Jacques Bergier, écrivain aux multiples vies (chimiste, ancien résistant et déporté, ayant tâté de l'espionnage...) et Louis Pauwels, journaliste qui allait fonder 18 ans plus tard le Figaro Magazine.
Ce faisant, "ils ont ouvert la porte à des tas de recherches souvent farfelues, et ça a permis aux gens de s'exprimer sur l'archéologie mystérieuse, l'ufologie, l'alchimie...", développe Philippe Marlin.
Le livre déclenche de vives critiques, notamment chez les rationalistes, qui font paraître en 1965 une réplique sévère, "Le crépuscule des magiciens", et même parmi les surréalistes.
"Bergier et Pauwels n'ont pas fait un travail universitaire et ça leur a été souvent reproché", commente Jean-François Sanz. Des défauts sont relevés sur le fond comme sur la forme : "la table des matières annonce un chapitre qui n'est pas dans le bouquin, il n'y a pas de notes de bas de page et les citations sont souvent très approximatives...". Mais "leur but n'était pas de faire un ouvrage académique".
- De Tintin à Lovecraft -
Les deux auteurs avaient cependant cherché à se prémunir contre les attaques en décrivant leur livre comme "un récit, parfois légendé, parfois exact" et contenant "quantité de sottises".
Et le succès populaire est tel (les ventes totales sont estimées à deux millions d'exemplaires) qu'ils lancent en 1961 une revue, Planète, qui devient aussi phénomène éditorial, certains numéros s'écoulant à plus de 100.000 exemplaires. Elle paraîtra pendant près d'une décennie et fut traduite dans de nombreux pays, notamment en Amérique latine. Bergier est même croqué par Hergé en 1968 dans l'album de Tintin "Vol 714 pour Sydney"
D'autres éditeurs ont creusé à leur tour le filon avec des collections comme "Les mystères de l'univers" (Robert Laffont) ou "L'aventure secrète" (J'ai Lu).
Le Matin et Planète ont également influencé la contre-culture des années 60 et suivantes en favorisant le développement de la SF et du fantastique.
"Bergier et Pauwels ont fait découvrir des wagons d'auteurs qui à l'époque étaient totalement inconnus" en France, comme le maître du fantastique HP Lovecraft, souligne Philippe Marlin.
- Enfants de Planète -
On peut aussi voir leur empreinte indirecte dans le New Age, les films et séries comme les "Indiana Jones" ou "X-Files", les livres et documentaires sur les armes secrètes des nazis ("Wonderwaffen"), mais aussi l'engouement actuel pour la sorcellerie, le chamanisme ou la méditation...
Et si le réalisme fantastique a perdu beaucoup de son éclat, des passionnés continuent de le cultiver, notamment au sein de la revue Orbs (qui se présente comme "l'autre Planète"), via les expos du fonds Agnès B., ou dans des ouvrages comme "Les magiciens du nouveau siècle", publié en 2018 par Gérard Watelet (fondateur des éditions Pygmalion).
"C'est toujours d'actualité, encore plus dans la période bizarroïde dans laquelle on vit", estime Philippe Marlin, qui témoigne en tant qu'éditeur du goût du public pour les thèmes popularisés par Bergier et Pauwels.
Après un optimisme dans les années 60, "on est entré dans une crise économique, écologique et aujourd'hui sanitaire, et le message des enfants de Planète, c'est de regarder les signes positifs qui peuvent changer notre monde", notamment les recherches autour de la physique quantique, l'intelligence artificielle ou le transhumanisme, fait-il valoir.
De son côté Jean-François Sanz s'attelle à faire redécouvrir l'"approche poétique de la connaissance" développée par Bergier et Pauwels.