Bugarach : fin du monde, J-12
C’est là, dans les Corbières, qu’il
faudrait être le 21 décembre pour survivre. En attendant, le maire du
village surfe avec malice sur le buzz. Retour aux origines de la rumeur.
"C’est le coup de pub le plus extraordinaire
qu’on puisse imaginer. Si j’avais dû prendre une agence de communication
pour faire la promotion du village, jamais elle ne serait parvenue à un
tel résultat!" Jean-Pierre Delord, 70 ans, dont la moitié passée dans
le fauteuil de maire de Bugarach, n’en revient toujours pas : une folie
médiatique s’est emparée de ce village audois de 200 habitants,
propulsant son pic aux sommets d’un buzz mondial. Jovial et malicieux,
le maire jongle avec les journalistes, se demande combien il a bien pu
en rencontrer depuis deux ans. Peut-être 200. "Et ce n’est pas fini,
j’en vois encore tous les jours." Une situation que l’élu qualifie
d’"insupportable" tout en comptant bien surfer sur la vague jusqu’au
bout, imaginant déjà comment son village enfoui dans les Corbières
pourra utiliser au mieux le feu d’artifice médiatique du 21 décembre :
"Toutes les caméras seront braquées sur nous. Je pourrai en profiter
pour faire un appel à la générosité publique pour la sauvegarde du pic,
non? Ou annoncer la création d’une fondation Bugarach. De toute manière,
tout ça continuera après le 21 décembre, j’ai déjà été contacté par des
réalisateurs qui souhaitent faire des films sur cette affaire…"
Une interview du maire
Campé
dans sa modeste mairie plantée au bord du village battu par les vents,
Jean-Pierre Delord sait qu’au-dehors certains lui reprochent d’en avoir
trop fait. D’avoir trop parlé de la rumeur, trop évoqué ses craintes
quant aux rassemblements du 21 décembre. Il s’en moque : "On a même dit
que je me faisais payer pour répondre aux interviews ! Ce que je
voulais, c’était ne pas me retrouver seul à gérer une bande de zozos. En
alertant les médias et le préfet, j’ai appliqué le principe de
précaution." Pourtant, beaucoup estiment que le maire a luimême allumé
l’incendie médiatique dans la presse locale, où il évoquait
d’inquiétantes informations circulant sur Internet. "Dans une interview
parue fin novembre 2010, il est le premier à parler publiquement d’une
rumeur selon laquelle Bugarach serait le seul endroit du monde sauvé de
l’apocalypse, et fait part de ses grandes inquiétudes. Il est en quelque
sorte le premier à avoir propagé cette rumeur", constate Véronique
Campion-Vincent, sociologue. Au Relais de Bugarach, unique commerce du
village, on désigne aussi le maire comme responsable : "Avant fin 2010,
il ne se passait rien ici", affirme Patrice, le gérant. "Et puis, dans
ces articles, le maire a parlé des 'allumés', mettant dans le même sac
les babas cool qui vivent par ici, les écolos et tous ceux qui ne sont
pas d’accord avec lui, comme ceux qui ne voulaient pas de son projet
d’éoliennes et qu’il a voulu diaboliser…"
Un photomontage avec soucoupe volante
Quoi
qu’on en pense, cette fameuse rumeur fait désormais partie du décor. Au
milieu de lacharcuterie, des chaussons en peau de mouton, des produits
locaux et autres biscuits bio, Patrice propose quelques "produits
dérivés" : tee-shirts Bugarach, exemplaires de la revue Top Secret,
quelques livres (L’Appel de Bugarach, La Pierre noire de Bugarach…),
une cuvée baptisée "Bugarach, s’il n’en reste qu’un, je serai
celui-là".Ou encore une carte postale montrant une soucoupe survolant le
pic : un cliché qui a contribué à alimenter les fantasmes. "Avec 6.000
exemplaires vendus dans le secteur, cette carte postale a eu un succès
au-delà de mes espérances", s’amuse Jean-Louis Socquet-Juglard,
photographe professionnel habitant depuis vingt ans à 4 km de Bugarach.
"J’ai réalisé ce photo-montage en 2010 et je l’ai signé, en guise de
clin d’oeil, David Vincent. Du nom du héros de la série Les Envahisseurs."
Mais à l’époque, la plaisanterie prend une tournure inattendue : repris
dans des reportages télévisés, le cliché fait un buzz sur Internet,et
certains y décèlent bientôt la preuve d’une présence extraterrestre.
Comme Patrice : « C’estun photomontage,mais la photo de la soucoupe,
personne n’a pu démontrer qu’elle était fausse!" Le photographe, lui, se
souvient aussi que sa carte postale a été diffusée, voire récupérée,
parla municipalité de Bugarach : "Le maire disait qu’il l’avait “fait
faire”pour se moquer des rumeurs, mais il n’avait pas un discours très
clair sur le fait que c’était un canular." À l’évocation de cette
"affaire",le maire s’énerve : "C’est comme à Lourdes, les gens repartent
d’ici avec des souvenirs! Et alors, ça fait vendre!"
Une zone magique pleine de trésors
Une
certitude au moins : la rumeur est née dans une sorte de triangle des
Bermudes version Corbières, une zone réputée magique et mystérieuse
formée par trois villages distants d’une dizaine de kilomètres :
Rennes-le-Château,Rennes-les-Bains et Bugarach. Un territoire grand
comme un mouchoir de poche, pétri de mythes et de légendes, véritable
chaudron où mijotent depuis des décennies tous les ingrédients propres
aux fantasmes.Tout a débuté à Rennes-le-Château, dans les années 1890
:il se disait ici que l’abbé Saunière,petit curé menant grand train,
avait trouvé un trésor. Le bruit a couru d’autant plus vite que la
région est réputée en abriter plusieurs : celui des Wisigoths, des
Templiers, des Cathares… Ce mystère de l’abbé Saunière a donné naissance
à un chapelet de folles rumeurs : en un siècle, le minuscule village
(19 habitants en 2012) s’est transformé en un improbable carrefour où se
mêlent magie, mythes et mystique.
Une piste d’atterrissage pour ovnis
"À
partir des années 1970 est arrivée à Rennes-le-Château et
Rennes-les-Bains une population hippie, puis post-hippie, qui a choisi
ce secteur à cause de son passé ésotérique et de ses mystères", explique
Vincent Basset, anthropologue à l’université de Perpignan. Depuis, ces
néo-ruraux n’ont cessé d’alimenter de nouveaux mythes. Parmi eux
Elizabeth Van Buren : cette Américaine, qu’on surnomme à l’époque "la
milliardaire", publie en anglais une série d’ouvrages ésotériques, dont Refuge de l’Apocalypse et Portail vers d’autres dimensions.
Persuadée qu’un temple céleste est connecté à un temple souterrain,
elle désigne le tout proche pic de Bugarach comme lieu élu par les
extraterrestres, et fait construire, dans sa ferme des Labadous, sous le
nez de paysans médusés, une piste d’atterrissage pour ovnis. Des
ufologues commencent à s’intéresser de près au secteur, des "prophètes
New Age" leur emboîtent le pas… Les ingrédients de la rumeur sont prêts.
Et l’histoire risque de ne pas s’arrêter là : le maire se déclare déjà
inquiet pour "l’après-fin du monde" : "On pourrait bien avoir des
problèmes avec les déçus du 21 décembre…"
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