mardi 1 novembre 2011

LES MONTAGNES SACREES A L'UNIVERSITE



Montagnes sacrées d’Europe, Textes réunis par Serge Brunet, Dominique Julia et Nicole Lemaître, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, 428 p.

Ce volume offre la publication des actes
du colloque international Religion et
montagne en Europe de l’antiquité à nos jours,
tenu à Tarbes du 30 mai au 2 juin 2002. Les
contributions traitent du thème à partir
d’approches variées, histoire, anthropologie,
ethnologie, archéologie, épigraphie,
théologie, à partir d’exemples pris surtout
dans les Alpes, les Pyrénées et les Vosges.

Dans l’introduction de l’ouvrage,
Christian Desplat (Université de Pau)
s’explique sur la notion de sacralité de la
montagne, soit comme lieu de refuge pour
des pratiques marginalisées par la religion
dominante, soit comme lieu de rencontre
avec la divinité, voire lieu de séjour des
dieux, à l’exemple de l’Olympe ; il peut aussi
s’agir de hauts lieux fabriqués par l’homme
pour cette rencontre : pyramide, zigourats,
tours du silence. La Bible fournit les
références principales de la théophanie du
Sinaï et du Sermon sur la Montagne de Jésus
; dès lors, les mystiques chrétiens évoquent
l’élévation de l’âme vers Dieu à travers
l’image symbolique de l’ascension de la
montagne. Au XVIIIe et XIXe siècles, apparaît
une forme laïcisée de la montagne comme
lieu de régénérescence et de communion
avec une nature paisible, pure et inviolée,
tandis qu’un autre versant de la sensibilité
romantique insiste plutôt sur l’horreur et la
violence sauvage qu’il inspire. La montagne
sacrée joue aussi un rôle identitaire dans la
mythologie nationaliste à partir d’un travail
de reconstruction de la mémoire dont
Montségur fournit un cas exemplaire.
L’apparente simplicité de la notion ne
résiste pas à une définition plus approfondie.
Si la géo-morphologie suffisait à définir une
montagne, cela exclurait le Mont Sion, le
Mont Thabor, le Mont des Béatitudes et a
fortiori le Mont du Crâne, qui pourtant
marquent la perception de la sacralité
montagnarde, bien qu’un topographe ne
puisse les qualifier que de collines. Les
auteurs souhaitent donc “pourfendre le
déterminisme” géographique et souligner le
poids des choix humains dans leur diversité,
leurs mutations historiques et leurs
contradictions qui limitent la portée de la
méthode comparatiste.

Une première partie cherche à préciser
la sacralité de la montagne au sens large.
François Quantin (Université de Pau)
explore l’imaginaire montagnard de la Grèce
ancienne. Jacqueline des Rochetttes, qui
enseigna l’hébreux à l’Institut Catholique de
Toulouse, étudie le sens de la montagne
dans l’Ancien et le Nouveau Testament.
Alain Cabanous (Université Paris I
Panthéon-Sorbonne) s’interroge sur la
pertinence de l’idée de sacralisation de la
montagne par la réforme protestante et
catholique et la désacralisation de ces lieux à
l’époque des Lumières. Avec l’oeuvre de
Napoléon Peyrat, Philippe de Robert
(Université de Strasbourg) aborde le cas des
montagnes inspirées dans l’imaginaire
romantique et nationaliste, de Montségur
aux Cévennes. Quant à Jean-Pierre Albert
(EHESS, Toulouse), à la fin du chapitre, il
pose la question en anthropologue : “Les
montagnes sont-elles bonnes à penser en
termes religieux ?” Quels rapports
établissent “le christianisme et la pensée
sauvage ?”

La seconde partie de l’ouvrage s’intitule
: “Dieux, saints et sanctuaires des
montagnes”. Pour retrouver la piété du
montagnard de l’antiquité, où les dieux
pyrénéens se mêlent aux dieux romains,
Robert Sablayrolles (Université Toulouse-le
Mirail) transporte le lecteur dans les
Pyrénées centrales à l’époque gallo-romaine
et utilise les sources épigraphiques. Jean-Luc
Schenck-David (Musée archéologique Saint
Bertrand de Comminges) explore, quant à
lui, les sanctuaires d’altitude des Pyrénées
centrales et étudie leurs autels votifs. Nous
passons au Moyen Âge et à l’Ancien Régime
dans les Vosges avec Marie-Hélène Colin
(Université de Nancy 2), qui s’intéresse à
l’éventuelle spécificité des saints vosgiens de
la montagne : Amé, Romaric et Claire.
Volontiers provocateur, Christian Desplat
(Université de Pau) fait remarquer qu’il n’y a
pas de montagnes sacrées, mais des
montagnes inventées par l’homme et
sacralisées, des sanctuaires, certes
montagnards, nombreux dans les Pyrénées
mais pour des croyants qui viennent aussi
des plaines ! Trente-cinq sites de pèlerinage,
surtout en moyenne montagne, entre le
Labourd et le pays de Foix dépassent le
cadre national ou régional à l’époque
moderne ; trente-deux sont dédiés à Marie et
présentent le binôme du roc et de l’eau. Leur
filiation avec des lieux de culte païen peut
rarement être établie malgré les légendes.
Ces récits fondateurs relient la plupart des
sanctuaires au monde pastoral ; souvent
l’invention d’une statue par un berger
intrigué par le manège de ses bêtes. Le
sanctuaire de N.-D. du Laus, à 900 m
d’altitude, près de Gap, constitue-t-il,
“la cristallisation d’une religion des
montagnes ?”, s’interroge Marie-Hélène
Froeschlé-Chopard (EHESS/CNRS). Le
pèlerinage y naît en 1664 à la suite d’une
mariophanie à une jeune bergère,
accompagnée de miracles et de conversions.
Le Laus garde le souvenir de traditions plus
anciennes, en cours de disparition, tout en
restant fidèle à l’enseignement du
catholicisme post-tridentin. Cyril Isnart
(Institut d’Ethnologie Méditerranéenne et
Comparative, Aix-en-Provence) présente un
exemple de saint local des Alpes du Sud, un
des légionnaires romains chrétiens souvent
honoré dans la région, mais qui ne semble
pas caractéristique de la religion des
montagnes. Grâce à Marc Salvan-Guillotin
(Université Toulouse-le Mirail), l’histoire de
l’art offre sa contribution à l’approche pluridisciplinaire
de l’ouvrage avec l’étude du
décor peint renaissance de San Juan de
Toledo de la Nata qui présente plusieurs
caractères communs à d’autres oeuvres
contemporaines des Pyrénées. Ignasi
Fernandez Terricabras (Université autonome
de Barcelone) propose d’appréhender
Montserrat aux XVIe-XVIIIe siècles comme
l’exemple de la spiritua-lisation d’un vaste
territoire religieux. Des chemins difficiles
permettent de parvenir au monastère, à mipente,
tandis que d’autres permettent
d’accéder à des ermitages et des grottes au
sommet du massif, de sorte que toute la
montagne peut être qualifiée de sainte. Le
séisme qui suit la Passion aurait déclenché
l’effondrement du massif, lui donnant son
aspect actuel de “montagne sciée” afin
d’abriter en son centre la statue miraculeuse
de la Vierge noire. Marlène Albert Llorca
(Université Toulouse-le Mirail) étend ses
recherches à toute la Catalogne pour
réfléchir au rapport entre la Vierge Marie et
la montagne. Pourquoi la quasi totalité des
sanctuaires catalans de montagnes sont-ils
consacrés à Marie ? Les Catalans auraient eu
recours à l’intercession de Marie, quand
celles des saints patrons locaux s’avérait
inefficace. Ils allaient alors la vénérer dans
des sanctuaires lointains, comme il convient
à une Dame puissante, résidant forcément au
loin, qu’il faut venir supplier au prix des
souffrances et des périls d’un long trajet.

La troisième partie est consacrée aux
déserts et aux ermites. Utilisant des sources
hagiographiques, voire archéolo-giques,
Christine Delaplace (Université Toulouse-le
Mirail) nous conduit “aux origines du désert
en Occident, en Gaule et en Italie aux Ve-VIe
siècles” ; la montagne y devient un substitut
du désert des pères orientaux que les ermites
gaulois veulent imiter. Par ses prières, ses
miracles et son travail, l’ermite transforme la
montagne-Enfer en montagne-Paradis.
Philippe Masson (Université de Nancy 2)
choisit d’étudier les ermites de la France du
Nord-Est. Pour le Moyen-Âge, il vérifie le
lien privilégié entre les solitaires et la
montagne, alors que celui-ci s’affaiblit à
l’époque moderne. Catherine Santschi
(Archiviste de l’État de Genève) tente un
“essai de géographie érémitique dans les
Alpes” au Moyen-Âge et sous l’Ancien
Régime. Les notices décrivant ermitages et
monastères bénédictins de montagne dans
l’Espagne du XVIIe siècle permettent à
Claude Chauchadis (Université Toulouse-le
Mirail) d’analyser la perception, la fonction
et la spiritualité de la montagne.

Conservatoires de superstitions et terres
de missions ? Cet autre aspect de la vie
religieuse des montagnes est abordé dans la
quatrième partie du livre. Oscar Di Simplicio
(Université de Sienne) traite de la sorcellerie
dans l’ancien État siennois à partir de
sources inquisitoriales. Iñaki Bazan
(Université du Pays basque) consacre sa
communication à la religion populaire, plus
exactement à la superstition au Pays Basque,
aux XVe-XVIe siècles ; l’auteur fait le tableau
d’un monde hostile marqué par la présence
d’hérétiques, sorciers, blasphémateurs,
démoniaques et nombre de croyances
superstitieuses et avance des hypothèses
d’explication. En suivant Philippe Martin
(Université de Nancy 2), nous passons aux
Vosges qui ne présentent pas plus de lieux
païens christianisés, de sorciers et de pèlerins
superstitieux que le reste de la Lorraine et où
l’Église ne mène aucune pastorale spécifique,
en dépit des récits des folkloristes. Frédéric
Meyer (Université de Savoie) nous guide en
Savoie en suivant “le regard des voyageurs
étrangers sur la religion des Savoyards du
XVIe siècle au début du XIXe siècle”. Au XVIe
et au XVIIe siècles, ceux-ci insistent sur
l’ignorance des fidèles et les défauts d’un
clergé non encore touché par la réforme
catholique ; au XVIIIe siècle, ils critiquent la
bigoterie superstitieuse à l’italienne ; enfin,
au début du XIXe siècle, après la Révolution,
ils vantent la piété et la saine simplicité des
populations.

La dernière partie de l’ouvrage s’intitule
“D’une restauration des déserts au désenchantement
aux XIXe et XXe siècles”. Les
communications évoquent la restauration de
la vie monastique en montagne après la
Révolution et ses enjeux symboliques, puis
l’essor du tourisme qui bouleverse l’usage et
la perception de la montagne : le désert
propice à l’élévation laisse la place à un
espace voué au loisir et aux activités
économiques qu’il génère ; la vie monastique
s’y insère difficilement ou doit s’adapter à
ces nouveaux usagers de la montagne.
Gérard Chaix (Université de Tours) prend
l’exemple des chartreux de la grande
chartreuse, réinstallés en 1816, puis expulsés
en 1903. Jean-François Galinier-Pallerola
(Institut Catholique de Toulouse) montre à
partir du cas de Saint-Martin du Canigou
une mutation dans la perception de l’espace
montagnard : de la répulsion pour sa
sauvagerie au XVIIIe siècle, entraînant
l’abandon du monastère avant la Révolution,
à l’attrait exercé par ses ruines et les
paysages grandioses et pittoresques à la fin
du XIXe et au XXe siècle. Mgr de Carsalade
du Pont entreprend de reconstruire l’abbaye
dans le contexte de la renaissance catalane et
de la politique anticléricale de la IIIe
République, sans pour autant y faire revivre
la vie monastique. Mikaïl V. Dmitriev
(Université Lomossov, Moscou) aborde la
vie des Vieux-Croyants réfugiés dans l’Oural
à partir d’une enquête menée entre 1980 et
1990. Sandra Ott (Université du névada)
enquête sur la vie religieuse d’un village de
haute Soule, Saint-Engrace, au XXe siècle.
Christian Sorrel (Université de Savoie)
évoque le développement du tourisme et des
sports d’hiver en Savoie. La pratique élitiste
de l’alpinisme, non dénué de dimension
mystique, fait place à une activité de masse,
qui constitue pour l’Église une “nouvelle
frontière” exigeant l’adaptation de la
pastorale et la création de nouveaux lieux de
culte dans un contexte ecclésial difficile.

La conclusion revient à Dominique Julia
(EHESS). Le regard humain, plus que les
données géographiques, constitue les
montagnes et la tradition chrétienne invite à
les penser en termes religieux. La montagne
maudite, lieu d’effroi, pris sous l’emprise
diabolique, devient sacrée, paradisiaque, par
l’installation d’une croix, d’une chapelle,
d’un ermitage, d’un sanctuaire marial
donnant à voir une religion du lieu. La
montagne apparaît à la fois comme lieu de
passage et comme forteresse, refuge. Mais on
ne peut reconstituer les strates de sacralité et
de mythes sans constater une discontinuité
avec l’antiquité pré-chrétienne ou un
éventuel substrat païen. Quant à l’éventuelle
spécificité religieuse de la montagne, les
communications ne permettent pas de
trancher la question et certains chercheurs la
dissolvent dans la pure et simple ruralité. La
réputation de la montagne comme réservoir
de superstition ou comme désert tiendrait
surtout de l’écart entre la culture urbaine du
clerc, du voyageur ou du touriste et “les
manifestations traditionnelles qui leur sont
devenues radicalement étrangères”. Le
processus de sécularisation, la raréfaction
des curés, la concentration de l’activité
économique en basse vallée, à l’exception
des stations de sport d’hiver, tendent à
défaire les anciennes solidarités, à effacer les
traditions pluriséculaires et à modifier le
rapport des hommes à la montagne.

J.-F. GALINIER-PALLEROLA

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